Qui de nous n’a encore dans les yeux les images grandioses du Concile Vatican II avec ses têtes mitrées qui, réuni autour de Paul VI, proposait au monde de ce temps comme un signe d’espérance et de joie, le mystère de l’Eglise, lumière des nations ? Voici que, depuis des mois, presque chaque jour, d’un bout à l’autre du monde catholique, un coup de burin fait tomber le plâtre de la façade pour révéler la lèpre et les immondices des abus. L’écart extrême de ces deux épisodes soulève jusqu’au sein de l’édifice, un grand éclat de rire cynique, si bien que quiconque se risque au dehors en exhibant une croix sur son vêtement se sent bientôt accablé d’un poids de honte, croyant entendre aboyer autour de lui les voix conjuguées de l’indignation et du sarcasme: « où donc est- elle, ton Eglise? Où donc est-il, ton Concile? Où donc est-il ton Dieu? »
Voilà la question: Où est-il ton Dieu? Eh bien, Il est à genoux en train de laver les pieds de ses disciples, des membres de son Eglise. Pour bien comprendre ce geste de Jésus, il faut partir de l’onction de Béthanie. Quelques jours avant la Pâque, Jésus se rend à Béthanie chez Lazare, Marthe et Marie. Et là, Il se laisse laver et parfumer les pieds par son amie Marie de Béthanie. Judas est scandalisé. Il y a de quoi! Il pense qu’il y aurait mieux à faire avec l’argent de ce parfum, à commencer par faire du bien aux pauvres! Judas est charitable. Il a de la compassion. Il est efficace! Mais le sens profond de la rencontre lui échappe.
Jésus se laisse faire. Marie a l’initiative. Il se laisse aimer par elle. Chacun sait que ce n’est pas chose aisée de se laisser aimer. Jésus se laisse toucher par son amie Marie. On peut toujours avoir de l’affection pour des pauvres. On ne les aime pas vraiment encore. Pour aimer, il faut aussi se laisser aimer. L’amour est dans la réciprocité. Ce geste inaugure la passion de Jésus. Marie l’a introduit dans sa passion. Jésus va aimer les siens jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême. L’amour reçu précède l’amour donné; l’amour reçu rend possible l’amour donné. Même pour Jésus.
Jésus reprend ce geste appris d’une femme pour exprimer à ses apôtres l’amour unique qu’il a pour chacun. Il se heurte aux mêmes réticences que celles exprimées par Judas. Pierre le dit tout haut « laver les pieds, non, jamais ! »
Pierre ne refuserait pas de laver les pieds des autres, mais il refuse qu’on lui lave les pieds. Entre se mettre au service des autres et se laisser aimer par les autres, et à travers eux par le Christ, il y a un grand pas et c’est ce pas que Pierre refuse de franchir.
Jésus n’explique pas à Pierre le pourquoi de son geste. Il lui dit « Tu comprendras plus tard! Il en faut du temps pour comprendre le chemin qui va de la générosité à l’Amour, de l’Amour donné à l’Amour reçu, pour accepter d’entrer en dépendance et pour tracer ainsi peu à peu un chemin de confiance et d’abandon. Il y a loin entre le moment où quelqu’un commence à se laisser aimer et le moment où il commence à comprendre.
Celui qui se laisse laver les pieds s’expose à l’autre. Les pieds désignent l’intime. Jésus s’est laissé faire par Marie avec une grande simplicité et ce geste l’a mis sur le chemin du don total. Probablement, est-ce cela que Pierre pressent et redoute. L’Amour rend vulnérable. Celui qui est l’objet de soins est exposé au regard de celui qui lui prodigue des soins. Il faut beaucoup d’humilité pour être ainsi dépendant de l’autre. Jésus invite Pierre à prendre la même route que lui, à se laisser laver les pieds, même si lui, Pierre, et à travers lui les membres de l’Eglise, n’ont pas toujours les pieds très propres. S’il se laisse aimer comme il est, il entrera lui aussi dans cette passion d’Amour. Il aura part avec Jésus à cette même passion d’Amour jusqu’au bout.
Jésus trace le chemin de l’Amour véritable pour Pierre et pour tous ceux qui, après lui, sans bien comprendre, voudront emprunter cette voie. Accepter de laisser tomber les masques, les postures convenues, les positions sociales et se retrouver démunis sur ce tabouret en train de se laisser laver les pieds, en train d’apprendre de l’autre, de tous les autres auprès desquels on se trouve, comme s’il nous disait si vous ne vous laissez pas laver les pieds, si vous n’acceptez pas de recevoir et d’apprendre de ces personnes au service de qui vous êtes, vous ne pourrez pas les aimer vraiment.
Là se joue une véritable conversion. Charles de Foucauld se convertit une première fois après son exploration du Maroc et il entre au monastère en 1890. Mais la seconde conversion est au moins aussi importante que la première. Charles de Foucauld l’a vécue en 1908 quand il a failli mourir et qu’il a été sauvé par des femmes touaregs qui lui ont donné de leur nécessaire, du lait de chamelle. Sa vie en a été changée, son regard sur les musulmans et sa manière de voir la mission aussi. Il est devenu le frère universel.
Jésus s’est bien gardé de dire qu’il fallait laver les pieds des autres. Il savait qu’on ne manquerait pas de travestir l’Amour en générosité qui oblige l’autre. Il a au contraire recommandé de se laver les pieds les uns aux autres. La réciprocité vérifie la relation. Il n’est pas étonnant que ce rite soit central dans la vie de l’Arche de Jean Vanier. La vie à l’Arche n’est pas le service de quelques uns par les autres. Là se trouve l’Amour véritable, là se trouve la vérité du don quand il est d’abord la vie reçue avant d’être la vie donnée. Le geste dit tout à la fois la valeur de chaque personne, l’Amour et la reconnaissance dont chacun a besoin, et la réciprocité de l’Amour. Ce geste est alors le sacrement de la rencontre.
Le lavement des pieds que la liturgie fait célébrer en ce jour du Jeudi Saint nous fait entrer dans l’intelligence de l’Eucharistie célébrée et de l’Eucharistie vécue dans les gestes du quotidien. L’Eucharistie que le Christ a instituée est cette relation d’Amour mutuel, de l’Amour reçu, de l’Amour donné jusqu’au bout. Là, dans la rencontre, s’incarne l’alliance nouvelle et éternelle qu’il a instaurée. Le lavement des pieds les uns aux autres est le rite qui atteste la Présence du Christ dans toute relation d’alliance entre deux personnes. Jésus le redit en nous désignant l’autre en son corps, l’autre aimé, l’autre avec un handicap, l’autre en charge de soin, tout autre: « ceci est mon corps ».