Abbaye d’Acey, jeudi 30 mai 2019
Solennité de l’Ascension du Seigneur 2019 – C
Actes des Apôtres 1, 1-11 Hébreux 9, 24-28 ; 10, 19-23 Luc 24, 46-53 Homélie de P. Jean-Marc
Je crois bien que parmi les expériences humaines, l’une des plus communes, mais aussi des plus éprouvantes, est celle de la séparation. Si l’absence même temporaire de ceux que nous aimons peut emplir notre cœur de tristesse, alors que dire lorsque la mort nous prive définitivement de leur présence ?… Cela prouve bien que nous ne sommes pas faits pour la rupture, mais plutôt pour la rencontre et la communion définitive.
Et voici que Jésus, lui aussi, s’en va ! Comment ses disciples, qui ont déjà connu le traumatisme de sa passion et de sa mort, vont-ils supporter son absence ?… Restés seuls, comme des orphelins, au milieu d’un monde hostile, parviendront-ils à surmonter leur désarroi et leur peine ?…
Mais, de manière tout à fait étonnante, l’Évangile nous dit que lorsque Jésus fut emporté au ciel, les disciples « retournèrent à Jérusalem, en grande joie. Et ils étaient sans cesse dans le Temple à bénir Dieu. »
Qu’est-ce qui a bien pu provoquer une telle transformation en ces hommes qui n’avaient pas de pire crainte que de perdre celui qui était tout pour eux ?
Si nous en restons au récit de saint Luc, je ne vois d’autre cause à cette jubilation des disciples que la bénédiction de Jésus : « Jésus les emmena au-dehors, jusque vers Béthanie ; et, levant les mains il les bénit. Or, tandis qu’il les bénissait, il se sépara d’eux et il fut emporté au ciel. Ils se prosternèrent devant lui, puis ils retournèrent à Jérusalem, en grande joie. Et ils étaient sans cesse dans le Temple à bénir Dieu. »
En langage biblique “bénir” est une expression très forte. C’est non seulement souhaiter du bien à la personne que l’on bénit, mais c’est la présenter à Dieu pour qu’il la comble de sa bienveillance et de sa puissance vivifiante, c’est-à-dire son Esprit Saint. Ce qui signifie que lorsque Jésus bénit les siens il leur fait déjà (avant même la Pentecôte) le don de l’Esprit, cette « force venue d’en haut » dont il leur promettait qu’ils en seraient très bientôt revêtus. Et nous savons que l’un des signes les plus manifestes de la présence de l’Esprit Saint en nous, c’est la joie.
C’est l’Esprit qui permet aux disciples de faire cette expérience fondamentale qui les comble de bonheur et de paix : Jésus devenu invisible, loin d’être absent, est désormais infiniment présent. Présent, non plus extérieurement (à leur côté), mais intérieurement, au plus intime de leur vie. Présent non pas en un lieu mais partout et toujours.
Jésus ressuscité n’a pas quitté cette terre pour je ne sais quelle autre planète : « Pourquoi restez-vous à regarder vers le ciel ? » Parce que le Ciel où il monte échappe radicalement à nos catégories d’espace et de temps comme à nos représentations. Par contre, grâce à ce que nous révèle l’Evangile, nous pouvons affirmer que le Ciel – ou si vous préférez le Royaume de Dieu – n’est ni en arrière, ni au-dessus, ni en dessous de nous. Il est cette réalité nouvelle d’un monde transfiguré par l’Amour : « Ce que l’oeil n’a pas vu, ni l’oreille entendue, ce qui n’est pas monté au coeur de l’homme, voilà ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment. » (I Co 2, 9)
Jésus est désormais auprès de son Père. Il n’y a rien à imaginer. C’est à vivre… dès maintenant. Chaque fois que nous cherchons à vivre de l’Amour de Dieu, c’est-à-dire que nous nous comportons en artisans de justice et de miséricorde par notre accueil, notre partage, nos pardons, nous passons, comme Jésus, de ce monde au Père. Chaque fois que nous faisons œuvre de réconciliation et de paix, nous ressuscitons avec Jésus et nous entrons avec lui dans la maison de son Père. Car dans ce monde nouveau auquel déjà nous participons ‑ même si c’est mystérieux ‑ rien d’étranger à l’Amour ne peut tenir. Tout ce qui va à l’encontre de la vie et de l’amour se désintègre.
Peut-être comprenons-nous mieux maintenant pourquoi les disciples étaient tout joyeux lors du départ de Jésus. Certes, il disparaît à leurs yeux, mais il leur est désormais totalement présent, selon ses propres paroles : « Je m’en vais et Je viens à vous. » (Jn 14, 28) Et aussi « Encore un peu de temps et vous ne m’aurez plus sous les yeux et puis encore un peu et vous me verrez. » (Jn 16, 16)
Par son Ascension, Jésus n’est plus condamné aux étroites limites du temps et de l’espace. Désormais, il est tout en tous. Il demeure en chacun de nous et nous pouvons demeurer en Lui, entrer avec lui dans une communion dont rien ni personne ne peut nous séparer.
Peut-être avons-nous tendance à considérer l’Ascension du Christ comme le dernier acte de sa vie sur cette terre, un peu à la manière dont un artiste, au terme de sa carrière, tire sa révérence. Mais l’Ascension n’est en rien un terme (avec tout ce que cela évoque de nostalgie). Elle est au contraire le déploiement de la Résurrection. Oui, ressuscité le Christ ne meurt plus, sur lui la mort n’a plus d’emprise. Il est pour toujours vivant. Il emplit désormais tout le cosmos de sa présence et il nous appelle à devenir ses témoins. Il est au cœur du monde, il est le Cœur du monde vers lequel convergent tous nos désirs et toutes nos énergies.
Pour reprendre les mots de la Lettre aux Hébreux : « Continuons sans fléchir d’affirmer notre espérance, car il est fidèle Celui qui a promis. »
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