Homélie pour l’Ascension du Seigneur 2024 par frère Bernard

Évangile : Mc 16, 15-20

Que dire, en ce jour de la solennité de l’Ascension du Seigneur, sinon qu’elle met fin à l’histoire de Jésus sur terre puisqu’Il est monté aux Cieux. L’absence de Jésus demeure, elle n’est remplacée par rien. Jésus est irremplaçable et irremplacé. Le vide ne doit pas être comblé ; mais l’absence doit être signifiée. Lorsque Jésus nous avertit de son départ, Il nous annonce le don de l’Esprit. Et cet Esprit ouvre le temps de l’interprétation. Ce n’est pas le maître de la répétition et il nous invite à creuser au delà. L’Evangile se déploie à mesure que l’Histoire s’avance. L’homme est l’alphabet de Dieu et plus cet alphabet s’enrichit de lettres nouvelles, plus l’Evangile peut déployer son message. C’est pourquoi nous ne sommes pas seulement ceux qui appliquent aujourd’hui un évangile écrit hier ; mais ceux qui le réécrivent.

Remarquez ceci : tous les évangiles mentionnent de façon fort diverse la mort de Jésus et sa Résurrection. Mais qu’en est-il ensuite de sa présence parmi nous ? Dans cette étrange période entre la Résurrection et l’Ascension, on dirait que Jésus, tout en manifestant sa présence de ressuscité, apprend à ses disciples à se passer de Lui. Il les éduque à son absence. Il apparaît, certes, mais non pas pour demeurer avec eux de façon durable. Il se fait voir, mais il ne permet pas qu’on le touche. Il se fait reconnaître, mais sitôt les yeux ouverts, il disparaît. Il agit ainsi jusqu’à l’Ascension. Et là, IL disparait définitivement car, dit-il, « il vaut mieux pour vous que je m’en aille… » Depuis, nous ne l’avons plus revu. Il nous a échappé. Vingt siècles d’absence, c’est long…

Bien sûr, Il nous a dit : « Je suis parmi vous jusqu’à la fin du monde ». Et cette absence que nous ressentons profondément n’est pas le contraire d’une
présence. Beaucoup ont cherché à se formuler cette étrange situation? Ainsi, saint Augustin disait : « que personne ne s’attriste qu’Il soit monté au ciel et qu’Il nous est comme abandonné ! Il est avec nous si nous croyons ; son habitation à l’intérieur de toi est plus réel que s’il était en dehors de toi, devant les yeux ; si tu crois, IL est en toi. Si tu recevais le Christ dans ta chambre, il serait avec toi ; voici que tu le reçois dans ton cœur, et il ne serait pas avec toi ! »

Ces paroles sont admirables, mais il faut aller plus loin qu’une interprétation piétiste de l’absence de Jésus. Cet homme exceptionnel, en qui nous voyons le Fils de Dieu, ne trône pas parmi nous comme en maître souverain chargé de guider mes pas à chaque difficulté de la route ; Il n’est pas là non plus pour garantir le succès de nos entreprises ; pas plus qu’il ne pénètre dans nos familles pour nous dire comment il convient d’élever nos enfants en ce 21ème siècle. Rien de tout cela. Il est absent et il a fait, en quelque sorte, la théorie de son absence : « Il vaut mieux pour vous que je m’en aille ». Il ne nous constitue pas comme les gardiens d’un musée, ni comme les répétiteurs serviles de sentences immortelles. Il nous demande
seulement de garder sa parole en attendant son retour et il ne nous laisse pas orphelins en cette tâche puisqu’Il nous donne son Esprit, lequel nous conduira vers des pensées hardies et des entreprises fécondes.

Non pas par le simple rappel, extérieur à notre conscience, d’avoir à ne pas trop s’écarter du déjà dit ; mais comme une sorte de tête chercheuse en nous, obstinée et patiente ; comme vers une sorte de dynamisme intérieur à nos élans inventifs les plus personnels et les plus solitaires ; comme un perpétuel bouillonnement du sens tenu toujours vivant et s’élançant vers de nouvelles plages de pensée et d’action. « Garder sa Parole… » cela me fait penser à une pratique extrêmement éclairante que nous devrons souvent mettre en oeuvre et qui consiste à appliquer l’Evangile à l’Evangile. Ainsi Jésus, au cours de sa vie terrestre, nous racontait la parabole des trois ouvriers à qui leur maître, partant en voyage, confiait respectivement un denier, deux, et cinq deniers, pour les garder comme la parole. Et voilà qu’à son retour, le maitre condamne le serviteur qui restitue l’intégral capital ; il
a pourtant bien gardé le dépôt. Il loue au contraire ceux qui l’ont placé et fait fructifier. Car, dit-il, ce maître est un maitre exigeant, qui récolte là où il n’a pas semé. Ainsi donc, garder la parole de Jésus, c’est mettre à profit son absence pour qu’à son retour, cet évangile qui n’était encore qu’une semence d’évangile, soit devenu l’Evangile. Entre cet Evangile que Jésus nous a laissé et celui qu’il attend de nous à son retour, il y a tout l’espace de notre créativité. Non pas seulement la répétition de bons élèves qui recopient inlassablement la même page, mais la créativité des personnes et des groupes humains. Lorsque saint François s’est mis à vivre la pauvreté à sa façon, il a contribué à interpréter la béatitude de la pauvreté. Après lui,
cette parole de Jésus était plus claire et plus large que celle qu’entendaient les contemporains de Jésus. Mais si nous ne créons pas, dans notre civilisation d’abondance, une nouvelle version de ce que peut être la pauvreté évangélique, nous ne sommes que des répétiteurs et des consommateurs. Croyons le, nous avons accès au sens lui-même de plein droit, et si nous n’exerçons pas notre intelligence et notre imagination pour garder ce sens ouvert, pour le relancer en avant, de façon à ce que cette bonne nouvelle soit toujours une nouvelle, alors nous ne sommes que des
grammairiens.

C’est le choc avec les questions de notre époque qui doit permettre de faire varier l’interrogation lancée à l’Evangile ; si nous essayons de tenir ce lieu où notre génération hésite sur ses convictions, ses mœurs et ses institutions, nous avons une chance de mettre à profit l’énergie de l’Esprit. Comment mieux comprendre ce que Jésus a vécu, de l’avoir, du temps, de la maitrise des choses, si nous sommes absents de ces lieux où l’évangile est ré-interrogé ? Ne laissons pas notre Eglise devenir un musée ! « Mais, dira-t-on, vous faites peu de cas précisément de l’Eglise en l’absence de Jésus ». Je pensais jusqu’ici n’avoir parlé que d’Elle. Est-elle donc autre chose que cette communauté d’Hommes et de Femmes qui tiennent l’Evangile vivant, qui gardent sa parole jusqu’à son retour.

En ce jour de l’Ascension, l’Eglise est remise debout. A la verticale. Elle
est la femme courbée de l’Evangile que le Christ ne cesse de redresser pour qu’elle voit plus loin que les horizons étroits, pour l’arracher à sa propre fascination et qu’elle lève les yeux sur la moisson. « Lève-toi ma toute belle », lui dit le Bien-aimé du Cantique des Cantiques. Elle célèbre son ascension dans l’Eucharistie. Dans le rite, le pain et le vin, corps et sang du Christ sont élevés. Il y a là une évocation de l’Ascension. Le corps qui s’élève n’est-il pas le corps de l’Eglise et mon propre corps ? Je suis saisi dans l’Ascension du Christ. On m’en a averti et on m’a demandé d’être disponible. « Elevons nos cœurs ». Ce que le rite nous fait célébrer, la vie me le fait mettre en œuvre. Il est temps de se relever. Redressez vous dit l’Ecriture, car vôtre
délivrance est proche. » L’enjeu de l’Ascension est là : levez la tête, regardez plus loin et plus haut. Nous en faisons mémoire dans cette Eucharistie.


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