Homélie de Frère bernard pour le 3e dimanche de Pâques année B

Évangile : Jn 6, 22-29

Nous avons sans doute en mémoire la photographie de la carcasse de voiture occupée par 7 humanitaires Américains tués par une frappe Israëlienne, à Deir Al-Balah, dans la Bande de Gaza, il y a 15 jours de cela. Vous l’avez furtivement entrevue sur vos écrans ou dans votre journal. Le premier ministre Israélien, Benyamin Netanyahou a expliqué que la frappe a tué de façon non intentionnelle des innocents et il a ajouté laconiquement que cela arrive dans une guerre. Oui, une bombe vient de souffler sept vies. Elle ne l’a pas fait exprès la bombe. Si le pilote de chasse qui l’a balancée aperçoit cette image, il sera le premier surpris. Oh, à peine, juste le temps de s’excuser avant de serrer virilement son ceinturon : désolé mais, dans le métier, on ne s’arrête pas à ses détails.

Comparons la parole de Jésus dans l’Evangile de ce jour « La Paix soit avec vous » et la photographie de la voiture calcinée de Deir Al-Balah. Les paroles sacrées soudain se vident de leur signification. Elles exaltaient la plénitude de l’être et nos yeux sont hantés par les visages de ces 7 membres de l’ONG, irréversiblement muets. Nous sommes déchirés entre les deux sortes de rencontres : l’oblation gracieuse de la Paix de Jésus et les démonstrations funèbres de la force. Oui, nous éprouvons une peine infinie à songer qu’à cette heure même d’autres hommes, laminés par l’épreuve, broyés par l’événement, usent leurs forces à essayer d’éclaircir dans les larmes ce que c’est que d’être homme au milieu de l’immense dureté sauvage des choses.

Oui, quand j’évoque la Résurrection du Christ, alors me viennent les visages de celles et de ceux qui sont pris dans la grande souffrance. Je pense, je parle avec ces visages. Je ne les quitte pas quand je partage ma pensée, ma méditation. Je suis marqué par l’inquiétude, l’angoisse qui tient les hommes et les femmes des sociétés modernes, par le désarroi qui les saisit quand l’absurde de la maladie ou d’une épreuve extrême les saisit. Ils ressemblent à des êtres enfermés dans l’inquiétude, butant contre les parois sans trouver d’issue. On dirait qu’en eux la Foi chrétienne a perdu la bataille de la confiance devant la puissance de la technicité moderne qui a établi l’homme dans une si haute estime de son savoir-faire et de sa puissance. Les chrétiens modernes n’ont plus réfléchi à la vie éternelle, ni à la résurrection. Ils sont occupés à ne pas être malades et à ne pas vieillir.

Comment retrouver en soit et proposer aux autres le sens d’une existence dont la fin n’a pas le nom de l’absurde ? Comment vivre librement la condition mortelle?Comment tenir ensemble dans sa conscience, à la fois la volonté la plus ferme de se battre pour la vie, et celle de ne pas résister à la mort ? Comment connaître la confiance et la paix intérieure dans un abandon humble, j’allais dire joyeux et non angoissé, à la condition mortelle et finie, sans que cela veuille dire désertion de la vie ?

Notre longue marche avec Jésus est dans l’élan de la résurrection. Chrétiens, nous célébrons avec d’autres aujourd’hui la résurrection d’un homme, Jésus, homme de l’Histoire. Au cas où nous serions tentés de mettre des réserves sur cette humanité du Ressuscité en ne retenant de la résurrection qu’un imaginaire mystérieux et sidérant, alors la liturgie de la fête de Pâques nous tire par notre manteau d’humanité et nous ramène dans l’histoire. Cette liturgie toute entière construite sur des récits de l’histoire du salut nous ramène à notre histoire personnelle.

Les chrétiens l’ont-ils compris et surtout accepté ? La foi en la Résurrection, comme une aube après la nuit, n’est possible que pour celui et celle qui ne s’absentent pas pendant la traversée de l’histoire et qui ne projettent pas leur foi dans un rêve, un imaginaire désincarné, même lorsque l’absurde et le non-sens dominent. Mais comment comprendre ce mystère de la Résurrection qui nous concerne aujourd’hui et maintenant alors que bien des contemporains n’y voient que mystère et évasion délirante hors de la réalité?

La dimension de « non-sens » et de « non-savoir » que l’on rencontre quand on essaye de réfléchir à la résurrection est importante. Oui, on ne sait pas et ce non-savoir est un acquiescement à ce que cela soit ainsi. Non, nulle souffrance, nulle mort n’a de sens que dans l’être là à cet instant là, désireux, sinon capable, de n’être que là, de tout son coeur, de toute son âme, de toute sa force, à être là et nulle part ailleurs dans un autre instant et dans un autre là, passés, imaginaires, rêvés, fictifs et aliénants. Être là, à l’heure du non-sens, de la souffrance, de la croix des hommes, c’est être humain dans le sens où nous nous avançons au plus loin de ce que nous savons être humain.

Il y a une chose importante : ce n’est pas celui qui souffre et meurt qui permet l’événement résurrection; c’est l’Humanité qui reste et qui ne s’est pas enfuie d’elle-même, qui fait advenir la résurrection. Comme j’aime être chrétien à cause de l’incarnation ! A cause de cette impossibilité de fuir à nouveau hors humanité. Même Dieu n’a pas fuit son humanité. Cette non-fuite est tout sauf désespérante ! Parce qu’elle nous conduit à la seule issue possible, jusqu’aux moments de la grande souffrance, de la mort : n’être que là, avoir l’absolu conviction qu’en n’étant que là, on ne perd rien, on ne se perd pas, on n’erre pas, on n’est pas dans l’absurde, mais on est au plus humain, au plus définitivement humain. C’est cela qui ouvre à la résurrection. La résurrection, c’est de ne pas se perdre en ne sortant pas de l’humain, en n’abdiquant pas du réel et de l’incarné. Grande fidélité à l’incarnation qui rend possible dans nos existences le don de la vie quand nous croyons qu’elle nous échappe, le don du pardon quand le mal nous éteint, l’accueil de cette part inhumaine en nous-mêmes quand nous ne nous acceptons plus, l’accueil de l’amour qui jaillit de l’autre, du frère, autre Christ et visage du Père.

Toi qui aspires à suivre le Ressuscité, à quel signe le reconnaitras-tu? Quand les luttes que tu livres en toi-même pour le suivre, quand les épreuves et jusqu’au fleuve de larmes intérieures qui parfois coulent en toi, quand tout ce combat ne te durcit pas mais se transfigure pour devenir un lieu de source, alors tu expérimentes la vie du Ressuscité en toi. Dans ce retournement qui s’accomplit au-dedans de toi, tout ce qui pourrait ravager l’être, la solitude humaine, l’impression d’inutilité, tout ce qui autrement aurait cassé les fibres de l’âme, tout cela ne vient plus bloquer le passage mais ouvrir une trouée, de l’angoisse vers la confiance, de la résignation vers l’enthousiasme créateur. Tel est le miracle que le Ressuscité opère en toi.

Si tu veux suivre le Ressuscité jusqu’à l’extrême, alors prépares toi à connaître des luttes : ces fidélités de chaque jour qui, à travers de petits faits te relient à une immense réalité. Si cela est, alors se construiront en toi une humanité pétrie de compréhension pour tous et un coeur vaste comme le monde. Être suspendu à la confiance du Ressuscité, c’est l’amour à l’état pur, non pas un amour illusoire qui se satisfait de paroles, mais la confiance d’un amour fort comme la mort. Savoir où reposer notre coeur, c’est saisir une réalité cachée à nos propres yeux : le Ressuscité nous accompagne par sa mystérieuse présence ; le souffle de son amour nous visite, nous ne piétinons plus sur place. Il nous accompagne. Passage fulgurant de l’amour de Dieu, le Ressuscité traverse chaque être humain comme un éclair dans sa nuit. Par ce passage, Il nous saisit, se charge de tout, prend sur Lui tout ce qui est intolérable. Après coup seulement, parfois longtemps après, nous le comprendrons : le Christ a passé, sa surabondance a été donnée.

Au moment où les yeux s’ouvrent à ce passage, tu le diras : « Mon cœur n’était-il pas tout brûlant au-dedans de moi pendant qu’Il me parlait ? »


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