La vie quotidienne à Acey

un entretien avec Dom Jean-Marc

« Comme tout le monde »

Fondamentalement le moine est un homme comme les autres soumis comme les autres à des nécessités incontournables. Chacun au monastère assume sa part des tâches communes.

Ce tableau de la vie quotidienne du moine est vraiment évocateur et en même temps il n’est pas sans provoquer quelque étonnement. Ainsi peut-on être surpris de trouver dans cette vie toute consacrée à la prière ces larges plages réservées au travail dans la matinée et dans l’après-midi.

C’est vrai que souvent l’imaginaire populaire situe le moine « sur un nuage », coupé des réalités du monde, immergé dans une prière qui l’absorbe complètement jour et nuit. Pourtant il suffit de réfléchir quelque peu pour admettre que ce cliché ne peut tenir.

Oui, on se doute bien quand même que, si contemplative qu’elle prétende être, la vie monastique ne peut ignorer les besoins élémentaires de toute vie d’homme.

Exactement: le moine, fondamentalement, est un homme comme les autres, soumis comme les autres à des nécessités incontournables auxquelles il est bien obligé de faire face. Sur ce point le moine ne se distingue pas des autres, et ses longues heures de travail que vous avez relevées avec raison dans ce tableau, le situent en plein cœur de la condition humaine.

En effet, et, par exemple, il est évident que pour vivre il faut bien se sustenter et donc, au minimum, prévoir un certain temps pour les repas chaque jour.

Et vous devinez ce que cela va entraîner: il faut préparer ces repas: d’une part dresser la table, ce qui pour un groupe de vingt à trente personnes, requiert un certain temps… d’autre part apprêter les aliments, et donc prévoir tout un temps de cuisine, avec tout ce qui se situe en amont pour se procurer les denrées voulues: soit qu’elles soient produites sur place et cela demande de jardiner, d’entretenir un verger, un rucher, une basse-cour… soit qu’on les fasse venir de l’extérieur, et cela demande qu’on fasse des courses, ou qu’on accueille les livraisons commandées, qu’on gère les stocks, qu’on tienne une comptabilité précise. Vous voyez combien ce seul point de la nourriture oblige à dégager du temps à mobiliser un certain nombre de moines, et, par là, nous rejoignons bien le quotidien de toutes les familles.

Vous avez raison, et ceci vous oblige donc, et heureusement, à garder les pieds sur terre.

La nourriture n’est qu’un exemple, et il y en aurait d’autres: c’est l’essentiel des tâches ménagères auxquelles tout le monde est affronté: ainsi ce qui concerne lingerie et habillement, à maintenir o remettre en état…ainsi aussi la propreté des locaux à assurer et toujours à reprendre…ainsi encore les bâtiments à entretenir, l’environnement qui demande des soins et donc du temps pour obtenir un cadre de beauté qui n’est pas du superflu: tondre les pelouses, tailler les haies, arroser les fleurs…: tout cela entre dans le programme de notre vie quotidienne comme de celle des tous les gens.

Sans doute aussi, outre ces tâches ménagères à assurer chaque jour, devez-vous faire face, de temps à autre, plus ponctuellement, à des tâches plus conséquentes, comme des chantiers d’aménagements, de réhabilitation des bâtiments, de réfection des toitures…

C’est exact. Ainsi de nos jours il n’est guère concevable qu’on puisse se passer de certains équipements, même coûteux: pensons par exemple à un ascenseur pour faciliter les déplacements des moines âgés, infirmes… De même il nous est demandé par l’administration de mettre certains bâtiments « aux normes »: c’est la cas de l’hôtellerie, classée « établissement recevant du public » et donc soumise à certaines normes comme un accès facilité aux handicapés… c’est le cas de l’infirmerie soumise à des normes précises pour être reconnue « infirmerie agréée ».

Car le monastère comporte une infirmerie ?

Sur ce point aussi le moine est comme tout le monde: il n’est pas, de soi, « un homme jeune de santé florissante »! Chacun de nous a ses points faibles, à surveiller, à soigner… et le moine vieillit comme tout un chacun, se trouvant tôt ou tard confronté à des infirmités. Ceci entraîne comme partout le recours aux médecins, aux pharmaciens… ce qui veut dire, bien sûr, cotisation à la Sécurité sociale. Ce qui veut dire aussi la nécessité d’avoir sur place une structure de soins avec un frère infirmier, chargé de gérer tout ce secteur de la santé.

Je réalise mieux la complexité de la vie concrète d’un monastère, avec les conséquences qu’elle induit: je pense ainsi au budget assez important que tout cela doit impliquer, ce qui, évidemment, n’apparaît pas très clairement dans votre tableau.

D’une certaine façon, si! Car évoquer un budget, c’est poser la question d’un gagne-pain suffisant pour l’équilibrer. Un gagne-pain qui ne peut se limiter à couvrir les dépenses courantes d’un groupe de vingt-cinq personnes: un gagne-pain dont les revenus permettent de faire face aussi à ces lourdes dépenses occasionnelles, et ce gagne-pain occupe, bien sûr, une large part de ces temps de travail inscrits sur ce tableau.

C’est laisser entendre qu’un monastère ne peut plus vivre aujourd’hui en autarcie comme naguère!

C’est vrai. Au temps de l’économie agricole généralisée, un monastère pouvait vivre en une certaine autarcie, comme d’ailleurs plus ou moins les autres exploitations agricoles: les moines, plus nombreux, répartis en divers ateliers, assuraient eux-mêmes la plupart des chantiers. Cette autarcie n’est plus pensable, et on doit faire appel à des entreprises spécialisées. De ce fait les charges financières ont beaucoup augmenté, et chaque monastère s’évertue à trouver une source de revenus pour y faire face, ce qui par ailleurs contribue à l’insérer dans l’ensemble de l’économie de la région où il a à tenir sa place.

Si je comprends bien, les monastères ont vécu une sorte de révolution économique, en se retirant, en totalité ou en partie, du monde agricole aux revenus trop limités ?

Incontestablement: il y a eu, en Europe du moins, un passage assez généralisé vers le monde commercial en particulier: un certain nombre de monastères ont ouvert des magasins qui offrent des produits monastiques très différenciés: certains de ceux-ci sont produits sur place: d’autres proviennent d’autres monastères, ce qui procure à ces derniers des débouchés intéressants, et cette pratique instaure entre monastères une entraide appréciable.

Il s’agit là quand même de quelque chose de très nouveau pour le monde monastique.

Oui, surtout à cette échelle. Mais c’est quelque chose aussi qui nous situe bien dans le monde de notre temps qui est pour une bonne part une société marchande.

Acey a fait une autre option, je crois ?

Oui, à part une très modeste librairie qu’on ne peut qualifier de gagne-pain. Notre gagne-pain à Acey est un atelier d’électrolyse, ce qui situe plutôt en plein monde industriel, autre composante majeure de notre société.

C’est original.

Oui, du moins aujourd’hui: car nous n’oublions pas que le travail des métaux fut au Moyen-Age une activité traditionnelle chez les Cisterciens: plusieurs monastères en Franche-Comté s’y sont distingués, comme Cherlieu, La Charité… et, évidemment, chacun a à l’esprit la si belle et importante forge de Fontenay en Bourgogne, qui supposait en amont toute une activité minière aux alentours du monastère, ce qui a été récemment mis en lumière. A Acey, ce fut l’installation, dans les années 50, d’une turbine hydro-électrique sur le canal de dérivation de la rivière qui nous orienta vers ce secteur. Cette turbine fournissait alors un surplus d’électricité par rapport à nos besoins. L’idée alors germa d’utiliser ce surplus comme source de revenus en lieu et place d’une agriculture qui ne fut jamais ici très satisfaisante. On se lança donc dans le traitement de surface par électrolyse. L’atelier fit ses preuves, et, peu à peu, agrandi, modernisé, il a trouvé une place reconnue et appréciée dans le monde industriel de la région et même d’au-delà. Un certain nombre de frères y travaillent, soit dans les bureaux, soit sur les chaînes de traitement, en équipe avec une douzaine d’ouvriers. Cette activité entraîne évidemment de nombreux contacts avec l’extérieur: fournisseurs, clients, collègues, concurrents, entreprises d’entretien… Dire que nous sommes « sous-traitants », c’est dire que nous sommes insérés dans tout un ensemble dont nous sommes partie-prenante et solidaires.

Alors oui, ici il n’y a plus de doute: ainsi plongés dans ce monde industriel dont chacun sait qu’il n’est pas si facile, il est clair que vous ne vivez pas sur une autre planète, mais que vous êtes bien situés au cœur des réalités humaines que vous avez à affronter comme tout un chacun.

Il faut préciser que chaque moine y est affronté diversement, selon la tâche qui lui est confiée, ceci selon son âge, sa santé, ses compétences personnelles: une chose est de diriger l’atelier d’électrolyse, une autre est de s’occuper de la buanderie! De même gérer l’hôtellerie ou accueillir les visiteurs entraîne davantage de contact qu’être bibliothécaire ou sacristain. Un monastère représente un ensemble complexe où les rôles sont très divers.

Je comprends… Revenons à ce tableau de votre vie quotidienne. Il manifeste bien, nous l’avons dit, que les moines vivent les mêmes choses que tout le monde. Pourtant il laisse apparaître aussi que, sur certains points, vous ne suivez quand même pas la vie ordinaire des gens: je pense à ce lever à 4 heures, à ces temps de prière qui scandent toute votre journée, à ces plages de lecture prévues ici ou là… tout cela clairement inscrit dans ce tableau: mais aussi à d’autres dispositions moins nettement indiquées, mais que l’on devine…

Oui. Pour dire cela, on pourrait le formuler brièvement comme suit: si le moine vit les mêmes choses que tout le monde, il essaye de les vivre autrement. Cet « autrement » englobe toute une série de données, ce que nous appelons les « valeurs monastiques », comme ce « lever de nuit » et ces « temps de prières » que vous venez de mentionner, et aussi un certain retrait du monde, une ambiance de silence… bref tout un ensemble qui va affecter notre quotidien de façon spécifique, bien typée, en sorte que la vie monastique va quand même se démarquer nettement des manières de vie courantes autour de nous.

« mais autrement »

Si le moine vit les mêmes choses que tout le monde. Il essaye de les vivre autrement: il met en oeuvre certaine données: les valeurs monastiques qui vont affecter sa vie quotidienne de façon bien typée:

– d’abord le monastère se situe à l’écart dans un retrait qui ne coupe pas les relations avec le monde mais essaye de les maîtriser.

C’était jour de réunion de chantier au monastère: l’architecte était là, avec le Père Abbé, le frère cellérier et sept ou huit entrepreneurs de différents corps de métiers. Arrive, bon dernier, l’entrepreneur de menuiserie qui, après avoir salué chacun des participants, déclara tout de go: »C’est curieux: à chaque fois que je franchis le portail du monastère, je sens que j’entre dans un autre monde, et je me sens devenir moi-même tout autre, et, au fond, davantage moi-même: moins pressé, moins soucieux, plus détendu, plus attentif, plus à l’écoute… ».

Que de fois n’avons-nous pas entendu des témoignages de ce genre, de la part surtout des personnes venues passer quelques jours au monastère pour partager quelque peu la vie des moines: avoir quitté leur vie de tous les jours, avec ses soucis, son bruit, son rythme trépidant pour se retirer dans le lieu à l’écart où s’élève le monastère, les aide à s’arracher à leur tourbillon habituel pour se retrouver eux-mêmes et revenir à l’essentiel d’une vie d’homme.

C’est cette démarche de retrait du monde que le moine, lui, accomplit une fois pour toutes et pour toujours. C’est même là la valeur monastique fondamentale, celle qui fait le moine, en grec le « monos », celui qui vit seul, en solitude. Valeur déjà honorée dans le « monachisme » le plus ancien, préchrétien, toujours actuel: pensons à l’ »ermite » hindou caché dans les forêts de l’Inde ou aux lamaseries bouddhistes, quasiment inaccessibles, du Tibet.

Quand les chrétiens entendirent l’appel du « désert » et décidèrent de se faire moines, ils furent out heureux de relever dans l’Evangile maints passages qui montraient que le Christ lui-même a effectué cette même démarche de retrait du monde a bien des reprises, et d’abord dés le commencement de sa vie publique par ces quarante jours passés au désert. Il a réitéré souvent cette démarche au cours de ses trois années de prédication de la Bonne Nouvelle, se retirant à l’écart dans la solitude d’une montagne, en particulier la nuit qu’il semble affectionner tout spécialement comme approfondissant cette solitude et favorisant sa prière à son Père. Jésus reprenait là à son propre compte une démarche dont autrefois le prophète Elie avait été familier, ainsi que, plus récemment, son Précurseur lui-même, Jean-Baptiste. Par delà, il rejoignait la démarche monastique universelle qu’il authentifiait comme évangélique, lui conférant une dimension chrétienne.

A la suite du Christ et des Pères du Désert, les moines chrétiens de tous les temps sont restés fidèles à cette démarche fondamentale, n’hésitant pas, en cas de besoin, -et ceci est assez fréquent de nos jours-, à changer de lieu lorsque leur environnement s’est détérioré, devenu peu favorable à leur dessein: ainsi par l’extension d’une ville proche, par la construction d’un aéroport, d’une autoroute…

Au 12ème siècle les premiers Cisterciens ont agi de même, en réaction contre le monachisme d’alors qu’ils jugeaient trop engagé dans les affaires du monde. Les plus anciens textes nous les montrent « se dirigeant avec entrain vers un endroit désert appelé « Cîteaux », « lieu qu’ils jugeaient d’autant plus propice au genre de vie monastique dont ils avaient conçu l’idée depuis longtemps qu’il semblait plus méprisable et plus inaccessible aux gens du monde ». En suite de quoi ils décrétèrent « qu’ils construiraient leurs monastères, non dans les villes, les bourgs ou les domaines ruraux, mais dans des lieux retirés et peu fréquentés par les hommes. »

Et c’est bien ainsi qu’en 1136 agirent les moines de Cherlieu en établissant leur première fondation à Acey sur les bords de l’Ognon, dans un site à l’écart des villages, tel qu’il est resté jusqu’à nos jours.

Qui dit retrait du monde ne dit pas pour autant coupure totale et désintérêt méprisant. D’une part des nécessités de divers ordres obligent les moines à sortir de temps à autre de leur solitude, tandis que les gens viennent facilement au monastère et parfois en nombre important, soit en passant, soit pour un séjour de quelques jours. D’autre part, le moine reste bien au courant de ce qui se passe dans le monde: les médias ne sont pas inexistants au monastère, même si leur pénétration est soigneusement filtrée: choix judicieux des journaux et revues, usage maîtrisé de la télévision et d’Internet… A quoi servirait au moine de vivre en solitude si celle-ci était envahie par le tapage médiatique d’aujourd’hui ?

« Quand on a décidé de partir à la recherche de Dieu, il faut faire ses bagages, seller son âne et se mettre en route. La montagne de Dieu est à peine visible dans le lointain. A l’aube, il faut partir. C’est un grand départ. Il faut dire adieu. A quoi ? A tout et à rien. A rien, car le monde que l’on quitte sera toujours là près de nous, en nous. A tout, car, en partant à la recherche de l’absolu, nous coupons les ponts avec tout ce qui pourrait nous en détourner.

Avant de partir, il y a quelques coups de hache et de serpe à donner. En tranchant autour de soi, on voit immédiatement que l’on tranche en soi. Mais il ne faut pas attendre d’être détaché de tout et de soi pour partir. Il faut partir et, au fur et à mesure que nous avancerons, les choses qui nous sont les plus chères prendront de la distance. »

Yves Raguin. Chemins de la contemplation

– cependant cette vie retirée n’est pas une vie d’ermites: le Cistercien vit en communauté fraternelle qui n’est pas exactement une famille humaine ordinaire :

Sans communion, il n’y a pas d’Eglise. Aussi la vie communautaire est essentielle pour les chrétiens, a fortiori pour les moines qui désirent actualiser au mieux la vie de la toute première communauté chrétienne. La vie communautaire suppose une communion radicale des biens matériels, des biens spirituels, de la vie, des activités, des espérances, des difficultés de chacun des frères …

Quand nous entrons au monastère, nous trouvons des frères très différents les uns des autres, par le milieu d’origine, l’âge, la formation, le caractère, les aptitudes, les richesses, les limites Nous croyons que Dieu nous donne ces frères – que nous ne choisissons pas – comme compagnons sur le chemin du Royaume. Et c’est avec eux que nous sommes appelés à demeurer jusqu’à la fin de notre vie. Et c’est avec eux, continuellement, que nous partageons ce que sont nos journées, avec leur temps de prière, de travail manuel, de lecture, de repas, de réunion communautaire, etc. Chacun, tel qu’il est, cherche à donner le meilleur de lui-même, en partageant ses compétences, son savoir-faire, ses idées, sa manière de voir … Bien sûr, cela ne se fait pas tout seul et demande souvent beaucoup de patience, de pardon mutuel… Mais c’est ainsi que nous nous enrichissons mutuellement et que nous progressons aussi bien humainement que spirituellement.

La présence des frères âgés est une des grandes richesses de notre vie ensemble : après des dizaines d’années de vie au monastère, après avoir connu les difficultés et traversé les épreuves de la vie quotidienne, ils nous disent, par leur sérénité, leur sourire, leur sagesse, que la vie monastique les a épanouis au-delà de ce qu’ils pouvaient imaginer, et qu’elle les a aidés à grandir dans l’amour de Dieu et de leurs frères …

Pacôme, en pleurant, demande à Dieu de lui montrer clairement sa volonté. Il est triste, son cœur est brisé.

Une nuit, un ange du Seigneur lui dit :  » Pourquoi es-tu si triste ? Pourquoi as-tu le cœur brisé ? « 

Pacôme répond :  » Je cherche la volonté de Dieu. « 

L’ange lui dit :  » Vraiment, tu cherches la volonté de Dieu ? « 

Pacôme répond :  » Oui. « 

L’ange lui dit :  » Pacôme, voici la volonté de Dieu : Servir le genre humain et le réconcilier avec Dieu. « 

Et il répète ceci trois fois : servir le genre humain, le réconcilier avec Dieu.

Célibat pour le royaume

Nombreuses sont aujourd’hui les personnes à qui le célibat a été, plus ou moins, imposé : situation familiale, sociale, raisons économiques, personnelles (santé physiques et psychiques…). Quelques uns ont choisi volontairement le célibat pour des motifs supérieurs : en vue de se consacrer à la recherche, à une œuvre humanitaire, par désir d’une sagesse de vie, peut-être de religion…

L’Eglise de Jésus-Christ, dès ses premiers siècles a reconnu et encouragé le statut du célibat consacré ou célibat pour le Royaume de Dieu, à l’exemple de son Seigneur.

Ainsi sont apparus :

– l’ordre des vierges consacrées (récemment restauré par Vatican II)

– les moines et moniales, en vie solitaire ou communautaire

– les religieuses et religieux des instituts les plus divers qui, avec les moines, composent la « vie consacrée »

Notre société contemporaine, du moins en Occident, se montre fort réticente et même parfois étrangère ou hostile à ce fait du célibat consacré.

Il est facile de discerner les raisons de cette désaffection :

– pas de célibat consacrée sans un lien personnel très fort avec Dieu, avec Jésus-Christ à qui on ne préfèrera rien.

– pas de célibat heureux sans une ambiance favorisant silence, prière, lecture de la Parole et amour du prochain.

– pas de célibat durable sans un combat spirituel nécessaire pour aimer la vérité, consentir à la pauvreté du cœur, s’engager dans la charité fraternelle. On ne peut garder son cœur en direction du Christ sans une lutte…

– pas de célibat consacré sans l’Espérance d’ »être comblé au terme de la route » par Celui qu’on a cherché, jour après jour, certain de sa présence et blessé de son absence. Sans cette visée sur l’au-delà comment pourrait s’épanouir, jusqu’à devenir gratifiant en cette vie, l’état du célibat ?

A ses disciples, Jésus à qui il avait parlé en termes très forts du célibat pour le Royaume, Jésus ajouta : « Celui qui peut comprendre, qu’il comprenne… » (Mt 19,12).

– cette communauté est régie par un Abbé.

Etre Père Abbé…

Il a suffi d’un vote communautaire pour qu’un jour je devienne père abbé. Un choix que j’ai accepté sans trop en mesurer les conséquences mais qu’il me faut confirmer chaque jour par ma disponibilité à Dieu et aux hommes. Je sais du moins que ce ministère me conduit sur des chemins bien différents de ceux que j’aurais pu imaginer ou programmer. J’ai surtout conscience de vivre avec mes frères une aventure belle, riche et stimulante, qui m’apporte infiniment plus que je ne donne.

Lorsqu’on lit la Règle de St Benoît on ne peut qu’être frappé par la place qui est faite à l’abbé au sein de la communauté. Pour fonder une telle autorité St Benoît demande aux moines une attitude de foi afin de reconnaître que le frère qui exerce l’autorité, représente -rend présent- le Christ au milieu d’eux. Mais la démarche de foi de l’abbé n’est pas moins exigeante. Il lui faut croire en son ministère et l’accomplir comme une mission reçue du Seigneur. Il y a toujours le risque de se laisser guider par des réactions plus humaines qu’évangéliques. Il lui faut donc, sans cesse, purifier son cœur par la prière et la méditation de la Parole de Dieu, afin de faire confiance au Seigneur qui ne peut ni décevoir ni abandonner ceux qui s’appuient sur sa fidélité.

La charge pastorale que l’abbé exerce est multiforme: enseignement, accompagnement spirituel, écoute et compassion, encouragement, administration, etc… En référence constante à Dieu, « Source de toute paternité », il lui faut être tout autant au service de la croissance humaine et spirituelle de chaque membre qu’au service de l’unité de la communauté. Une unité qui « c. » s’enrichit de la diversité des personnes et des dons puisque tous ne forment qu’un seul corps dans le Christ. Ce qui implique la coopération « active et responsable » de chacun.

Enfin, si ma fonction mobilise l’essentiel de mon temps et de mon énergie, je ne dois pas oublier d’être moi-même, et donc veiller à maintenir dans ma vie une réserve de temps et d’espace pour la prière, la réflexion, l’étude et la détente.

Les événements me bousculent, les frères m’affinent par leur présence tout autant que par leurs attentes. À travers eux, Dieu patiemment est à l’œuvre. Plus les années passent et plus je me sais débiteur de la miséricorde de Dieu et de la miséricorde de mes frères.

Témoin émerveillé de ce que la Grâce réalise dans nos existences d’hommes vulnérables et inconstants, je ne peux que bénir le Seigneur qui m’a confié cette communauté et qui ne cesse de la renouveler par son Esprit-Saint. .

– Pour sauvegarder les avantages de la solitude, cette vie en commun s’oblige à se dérouler dans un climat de silence.

Les moines sont des êtres chez qui la grâce a déversé toute la densité de son mystère. Et c’est, sous les plus humbles dehors, qu’elle protège leur incalculable avoir. Fragilité bienheureuse d’aimer, sans autre ligne d’horizon intérieure que l’ordinaire des jours. Ils connaissent la bouleversante vérité, celle de saisir que l’essentiel du combat est de demeurer là, saisi d’étonnement, captif de la longue et paisible écoute de la Parole de Dieu. Ils n’ont pour s’éclairer que cette Parole. Le chemin s’ouvre à mesure devant. Ces êtres, dans leur écoute, sont profondément unis à tous les hommes. Témoins, de Dieu, de sa réalité et de sa présence, ils sont les artères qui, silencieuses et cachées transfusent sans cesse le sang vivifiant dans tous les organes, pour tous ceux qui cherchent Dieu et ceux que Dieu cherche. Immobiles aux pieds du Seigneur, jour après jour, nuit après nuit, ils font silence, ils écoutent le mouvement du silence. Ils nous révèlent ainsi que le silence est passerelle vers l’écoute et la communion et qu’il est l’instrument le plus éloquent de l’adoration. Le psaume 62 apprend à tous ceux qui vibrent en face de l’infini divin, qu’il n’est de corde plus vibrante pour exprimer la nostalgie de l’âme que le silence. Le cœur du moine brûle à l’intérieur de son silence, comme une bougie à l’intérieur d’une lanterne. Puisque Dieu est silence, comment l’accord de l’âme avec Dieu pourrait-il s’exprimer autrement que par le silence?

Aimer c’est aussi peser le silence des regards. « Je le regarde, Il me regarde… « , c’est le langage de la miséricorde, de la douceur, de la patience. Chez les moines, point n’est besoin de parole : un sourire suffit. La rosée d’un sourire sur l’herbe d’un silence. La louange est leur seule raison d’être.

Ce qui monte à leurs lèvres, ils ne cessent de le recevoir, de l’accueillir et de le déchiffrer en suivant le rigoureux chemin des attentions du cœur. Ils deviennent peu à peu ce qu’ils écoutent.

Ils sont appelés à demeurer à l’ombre de Celui qui les aime, brûlés par sa présence, devenus mendiants de l’Esprit pour que leur propre obscurité et celle du monde soient illuminées.

– elle s’efforce aussi de promouvoir un style de vie fait de simplicité et même d’une certaine frugalité

La vie cistercienne s’efforce aussi de promouvoir un style de vie. fait de simplicité et même d’une certaine frugalité. Cette note est déjà très présente lors des origines de Cîteaux, de l’Ordre cistercien. Cîteaux, en effet, est par sa naissance même une ré-forme, c’est-à-dire un retour à la forme première, une réaction contre l’accumulation de traditions apportées par les générations successives et qui ont tendance à surcharger et donc à voiler cette forme première, à la dé-former, et donc à dé-former la manière de vivre, et donc, en fin de compte, à dé-former le cœur du moine.

Dans la démarche des premiers Cisterciens.. qui sur ce ‘point s’ inscrit tout à fait dans l’ensemble de la rénovation monastique du XIIe siècle finissant. il y a comme une opération de décapage : on sent un phénomène de rejet par un refus de tout superflu et de tout faux-semblant. un refus de l’inutile et de l’encombrant, une sorte d’allergie au compliqué, au maniéré, à l’artificiel : il y a là quelque chose qui marque fortement l’esprit cistercien, comme l’âme de cette réforme initiale de la fin du XIIe siècle et des réformes qui se sont succédé dans l’Ordre au long des siècles et jusqu’à nos jours. Cette volonté de dépouillement et de constante remise à jour pourrait se dire d’un mot: la simplicité, à condition de ne pas prendre cette simplicité pour du simplisme, de la simplification facile. Il s’agit bien plutôt d’une attitude fondamentale. d’un instinct spirituel qui veut in-former toute la manière de vivre, et, plus profondément, le cœur du moine.

Et ceci se manifeste dans tous les domaines :

– dans la Liturgie. où le cérémonial est dépouillé. évitant toute surcharge dans l’expression pour favoriser l’intériorité, marquant plus de retenue que de déploiement et d’abondance pour viser une justesse qui sache rester en deçà de la démesure, se souciant de vérité et d’authenticité quant au chant, quant aux textes.

– plus largement dans le style de vie : habillement, nourriture, sommeil, travail… marqué d’une note très ferme de sobriété et de frugalité, plus que d’austérité proprement dite, même si l’une ou l’autre réforme au cours des temps a insisté trop fortement en ce sens, en consonance avec l’esprit de l’époque…

– plus largement encore dans le cadre de vie où l’architecture joue son rôle si important : ici encore refus de tout clinquant et inutile au profit de la pureté et de la juste proportion des lignes, des formes, de la lumière : « le respect du matériau » disait un moine-architecte, le goût « des choses telles qu’elles sont » avait dit saint Bernard, ce qui exige une soumission à la nature des choses, un respect du réel, une ascèse qui sait assumer le quotidien, si banal et monotone qu’il soit.

– enfin elle a le souci d’établir un équilibre satisfaisant entre les différentes occupations qui se partagent la journée: prière – lecture – travail selon un rythme de vie qui devrait favoriser la démarche spécifique du moine: cheminer vers son intériorité pour y cherche Dieu.

Si nous revenons à ce tableau de la vie quotidienne du moine. il apparaît nettement que ce quotidien se déroule selon un certain rythme de vie qui souligne bien ce « vivre autrement » dont vous me parliez.

On sent qu’y est recherché un équilibre satisfaisant entre les diverses occupations qui se partagent la journée : prière en communauté, soit plus prolongée le matin et le soir, soit plus brève au cours de la journée… deux bonnes plages de travail. dans la matinée et dans l’après-midi… des temps de lecture plutôt en début de journée… et je n’oublie pas, bien sûr, ce lever tôt alors qu’il fait encore nuit, pour profiter, je suppose, du calme et du silence de ces heures matinales.

Tout ceci, bien évidemment, vous situe loin des façons de faire courantes des gens: c’est bien un « vivre autrement ».

Ce programme d’une journée. qui est le nôtre à Acey. vous le retrouveriez dans tous nos monastères cisterciens à quelques variantes près, celles-ci imposées par des situations particulières, dues le plus souvent à l’économie locale… Ce programme a, peu ou prou, traversé les siècles, et donc a subi l’épreuve d’une longue expérience qui en a consacré au moins les grandes lignes, tout en l’actualisant selon les époques. De plus, ce programme n’est pas une sorte de grille qui enfermerait tous et chacun dans un cadre rigide et uniforme : il s’applique en souplesse à chacun des moines, selon la tâche que chacun remplit au monastère, selon son âge, selon ses besoins particuliers : plus de travail pour celui-ci que pour celui-là, ou à une heure un peu différente… plus de temps réservé à la formation pour les nouveaux venus et ceux qui les ont en charge

Je note avec intérêt cette souplesse, ce souci d’adaptation selon les époques, d’un monastère à un autre, et, dans le même monastère, d’un moine à un autre : c’est sagesse!

Je relève cependant un point qui me fait question : à part le dimanche qui offre une certaine variété par rapport aux autres jours, surtout par la suppression du travail, du moins en partie, toutes les journées de l’année paraissent se suivre selon un horaire intangible. N’y a t il pas là un risque de monotonie, surtout que cette vie se déroule à l’intérieur du même cadre du monastère : cette double uniformité ne représente-t-elle pas un risque de tourner en rond?

C’est vrai qu’il y a quelques décennies l’horaire quotidien variait beaucoup plus que maintenant. Cela était dû à l’économie agricole qui régentait alors la vie concrète des monastères. Le travail agricole, surtout en élevage et polyculture, est très varié tout au long de l’année, des labours aux récoltes, selon les saisons, les données climatiques, la longueur des jours… Tout cela se répercutait sur l’horaire quotidien qui, par exemple, différait nettement en hiver et en été…

Il y avait aussi l’année liturgique avec ses différents cycles et leurs horaires spéciaux : le Carême avait son horaire. le Temps pascal le sien…

Je suppose que ce dernier point reste d’actualité et présente donc un élément de variété non négligeable.

C’est exact : même si l’horaire reste quasiment inchangé pendant l’Avent, le Carême ou le Temps Pascal, la tonalité n’est pas du tout la même d’une période à l’autre. et c’est un fait que la Liturgie exerce une forte empreinte sur notre vie, non seulement dans sa profondeur, mais aussi dans son expression extérieure : chants, lectures…

Par contre, aujourd’hui l’économie agricole a été abandonnée de façon quasi générale. Le gagne-pain courant, soit artisanal, soit commercial, est beaucoup moins soumis aux variations. des saisons. Ceci a entraîné un certain nivellement de l’horaire quotidien. Plusieurs monastères ont gardé une certaine distinction entre l’été et l’hiver. D’autres, et c’est le cas à Acey, gardent le même horaire toute l’année. Dans ces conditions. c’est vrai. un risque de monotonie n’est pas illusoire, qui pourrait étouffer la vie et amener à tourner en rond sans déboucher nulle part.

Notez bien que par là aussi vous rejoignez encore l’existence ordinaire de beaucoup de gens. Combien se plaignent de leur mode de vie usé par l’uniformité et la monotonie. Vous connaissez sans doute la fameuse formule qui l’évoque: métro-boulot-dodo !

Je crois que nous n’en sommes pas là, mais nous devinons bien le danger de cette usure de la monotonie qui nous guette aussi. Les anciens dans la vie monastique appelaient cette tentation, tenue comme redoutable entre toutes: l’acédie. C’était le dégoût de cette monotonie qui poussait le moine à papillonner, à fuir sa solitude, à multiplier les relations superficielles, à rechercher les informations banales, évidemment sous de très beaux prétextes: faire du bien aux gens… Et l’acédie est toujours d’actualité! C’est certainement un des points principaux qui font de la vie monastique un combat incessant, un point d’ascèse, peut-être peu visible de l’extérieur mais certainement plus essentiel que ceux qui attirent l’attention des gens. comme la frugalité de vie, la rareté des sorties…

Autrement dit, de nouveau, si votre existence un peu uniforme rejoint encore par là celle de tout le monde, vous vous en sortez différemment, par un « vivre autrement » qui se situe donc au niveau de la réaction.

Du moins essaye-t-on de s’en sortir! Et la solution n’est pas nouvelle: au XVIIe siècle déjà Pascal l’avait promue, en épinglant ce qu’il appelait le « divertissement » : cette distraction à jet continu qui arrache l’homme au réel à vivre, qui l’extériorise en permanence et l’empêche de se construire en profondeur et vérité. Pour l’éviter. il y a des choix essentiels à faire, dont celui de persévérer sur le même axe avec une régularité et une endurance sans faille, autant que possible bien sûr ! Cela seul est constructeur. Et cela se joue dans l’épaisseur même du quotidien, si banal apparaît-il. Car l’essentiel se situe au cœur de l’homme : c’est là la seule aventure qui en vaille la peine, qui soit digne de l’homme: une démarche d’intériorité, une marche vers son plus profond… Et ce cheminement, non seulement est sans fin, mais il est le plus varié qui soit. Chacun a son propre chemin à tracer… Chaque chemin est fait d’étapes diversifiées au maximum que la vie ordinaire se charge d’inventer car chaque instant de la vie intensément vécu avec toutes ses composantes, a sa spécificité propre que l’homme se doit d’intégrer pour se construire.

Ainsi peu à peu l’homme chemine vers son unité intérieure où chaque chose trouve sa vraie place, en relation avec les autres. Et nous touchons là au spécifique de la vie monastique qui va expliquer et justifier ce « vivre autrement » qui a été le beau souci du moine en faisant les mêmes choses que tout le monde : cette visée d’une unité intérieure, de l’unification de son être profond, vigoureusement polarisé sur Celui qui seul peut créer en lui cette unité fondamentale.

Et ainsi se légitime aussi ce nom de « moine-monos-un », qui, dans un premier temps, désigne celui qui vit seul, en solitude, comme nous l’avons vu, mais qui. dans un second temps, va désigner celui qui s’efforce d’unifier son être par un choix passionné et exclusif : « chercher Dieu » dira saint Benoît, à propos de qui saint Grégoire le Grand écrira à son tour pour traduire ce qui le pousse : « désireux de plaire à Dieu seul ».

Le spécifique de la vie monastique

Comme tous les moines. le Cistercien ressent une soif d’Absolu. un Absolu que lui appelle: Dieu : et plus précisément « Le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ ». Comme tous les disciples du Christ. il s’efforce d’aller au Père en suivant le Christ. mais selon la voie monastique décrit ci-dessus. telle que » la Règle de saint Benoît l’a établie et telle que les Pères de Cîteaux l’ont actualisée à leur époque.


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