Evangile : Passion de notre Seigneur Jésus Christ selon Saint Jean (Jn 18, 1 – 19, 42)
* Isaïe 52, 13 à 53, 13 -10 * Hébreux 5, 7-9 * Jean 18, 1 à 19, 42
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Voici une question qui m’est venue à l’esprit en écoutant le récit de la Passion. que nous venons d’entendre. Comment Dieu le Père, le Père de Jésus, a-t-il vécu la Passion de Jésus, la Passion de son Fils ? Jésus en parle une seule fois et il le fait avec une telle discrétion que cela peut passer inaperçu. Il le fait à travers une parabole qu’il a racontée peu de jours avant sa mort. C’est la parabole des vignerons homicides. Jésus y raconte l’histoire de son Père et de sa propre histoire. Le Père envoie son Fils récolter les fruits de sa vigne en se disant: « Ils respecteront mon Fils ». Or qu’est-il arrivé ? Les vignerons l’ont saisi, tué et jeté hors de la vigne. Jésus n’en dit pas plus. Le cadavre est jeté hors de la vigne, c’est-à-dire exposé au regard de quiconque s’approchera de la vigne. « Que fera le maître de la vigne ? Demande Jésus. « Il viendra », ce sera donc lui qui tombera le premier sur le cadavre de son fils. Les auditeurs dressent l’oreille : quelle va être la réaction du père devant le corps de son fils Bien-Aimé? Et bien ! Jésus n’en dit rien ! Silence total sur la douleur de cet homme qui croyait au respect. Ce qui frappe dans la Passion, c’est le silence de Dieu. Mais ce qui frappe aussi dans la parabole des vignerons, c’est le silence du Père. Jamais, en effet, le maître de la vigne ne prend la parole. Nous sommes seulement mis au courant de la pensée qui habite son coeur : « Ils respecteront mon Fils ». Cette pensée du Père, révélée par Jésus, est bouleversante. Voilà, ce qui habite le coeur de Dieu pendant toute la Passion : « Ils respecteront mon Fils » !
La vérité, c’est que les hommes ont cassé la figure au Fils, ils ont cassé la figure à Dieu. En rouant Jésus de coups, c’est là certainement, de toute la Passion, l’outrage le plus intentionnel, le plus décisif, le plus ordinaire aussi, car rendre Dieu méconnaissable, c’est ce que nous faisons tous et sans cesse La lésion ainsi causée est terrible, parce qu’elle n’est pas physique seulement mais métaphysique aussi, car elle atteint non seulement celui auquel le coup est porté mais celui qui le porte. L’homme ne peut casser la figure à Jésus-Christ sans se casser la figure à lui-même. Celui qui apparaît lors de la Passion de Jésus, c’est un Dieu si répugné par la violence dont fait preuve sa création qu’Il a donné à son Fils la puissance nécessaire pour résister à cette violence et pour la détruire sans rien utiliser qui y ressemble.
Il est quinze heure environ, ce vendredi quand les hommes emmènent le Fils hors de la ville, sur la colline, exactement au lieu du crâne. Et là, ils le fixèrent au bois de la croix. Jésus redoutait cette heure « Père sauve-moi de cette heure ».
Si Jésus supplie le Père de l’arracher à la mort, ce n’est pas uniquement parce qu’elle l’effraie, mais plus profondément parce que en cet instant, elle ne lui apparait pas avec évidence comme voulu du Père. Cette mort n’était pas programmée. Jésus n’avait pas été envoyé pour mourir, mais pour annoncer la joyeuse nouvelle de la venue du Royaume et pour manifester la miséricorde du Père. Or, voici qu’on allait le condamner au châtiment des impies, au supplice des maudits. Mourir en croix, c’était pour tout juif mourir dans la malédiction et l’éloignement de Dieu. N’est-il pas marqué au livre du Deutéronome que quiconque est pendu au gibet de la croix est maudit de Dieu ? Ainsi, au regard des juifs, la mort de Jésus signifiait que Jésus faisait figure d’abandonné par Dieu et par conséquent d’imposteur. Il serait pour tous, même pour ses disciples, un homme dont Dieu s’est retiré. Bien plus, un homme avec qui Dieu n’a jamais été. « Où est-il ton Dieu maintenant ? » Vocifèrent-ils. C’était cela précisément que voulaient ses adversaires. Une telle mort démentirait brutalement le message de Jésus. Le discrédit serait complet, éclatant. Comment penser que le Père ait voulu cette mort ?
Et pourtant, Jésus ne pouvait accepter celle-ci que comme une volonté de son Père. « Père sauve-moi de cette heure. Mais non ! C’est pour cela que je suis parvenu à cette heure ! » Non, Dieu le Père n’a pas voulu cela. Mais alors Père, comment peux-tu nous laisser dire et croire que ton Fils a appris l’obéissance, comme nous le rappelle l’Epître aux Hébreux entendu tout à l’heure? L’obéissance était la vie de Jésus. Il n’était vraiment que cela parmi nous: obéissance aux Ecritures, c’est clair, mais aussi obéissance aux événements et aux Hommes qui en auront fait ce qu’Ils ont voulu. Ce que tu ne sais pas Père, tu l’apprends maintenant en contemplant la croix avec la même stupeur que nous. En livrant ton Fils aux Hommes, Tu l’as livré à leur volonté et leur volonté était de le tuer, de le supprimer en le clouant sur la croix, Lui l’innocent qui a toujours obéi ! Voilà ce qu’il en coûte de se soumettre à la volonté des Hommes. Le savais-tu Père ? Certes non ! Mais Dieu est omniscient me direz-vous. Il sait tout. Non, Il ne sait pas d’avance si à chaque instant nous opterons pour l’Evangile de son Fils ou non ; Il le découvre au fur et à mesure avec nous.
Nous voilà consternés et bouche bée devant le crucifié qui n’a plus figure humaine. Est-il possible que, par un renversement inouï, cet homme sans beauté ni éclat pour attirer nos regards, dévoile l’épaisseur de la gloire de Dieu ? Est-il possible, alors, que nul ne peut voir la face de Dieu sans mourir, que le visage défiguré de Jésus, entrant dans la mort, se propose désormais à tout homme comme dévoilement de Dieu ? Celui devant qui on se voile la face d’horreur et de dégoût est-il vraiment celui à qui et en qui Dieu se dévoile ? Si oui, alors Dieu se manifeste lui-même comme absolument autre que toute idée que l’homme peut se faire à son sujet. Celui qui apparaît lors de la Passion de Jésus, c’est un Dieu si répugné par la violence dont fait preuve sa création qu’il a donné à celui qui est cloué à la croix la puissance nécessaire pour résister à cette violence et pour la détruire sans rien utiliser qui y ressemble.
Ce face à face avec le crucifié est impressionnant, quelque chose d’indicible se joue là. C’est dans ce tête à tête que la délicatesse divine révèle son immense respect de la créature. C’est l’incroyable révélation d’un regard et d’un geste inattendus. Comme un mendiant tend la main, Jésus tend maintenant son visage vers nous. Dans la force se devine aussi la pauvreté et dans la puissance, une étrange douceur. Dieu n’est rien devant l’éminente liberté qu’Il nous a octroyée. En nous, il y a ce terrible pouvoir de réduire à néant sa puissance, sa prétendue toute-puissance. Dieu n’est en vérité tout puissant que dans son pauvre amour de Père. Le visage du Fils laisse en effet filtrer le mystère du Père : « Qui m’a vu a vue le Père ». Lors de la Passion, Jésus s’enfonce si loin dans le dépouillement qu’Il ne trouve plus en lui les ressources nécessaires pour aller jusqu’au bout du chemin. C’est avec un respect infini, comme depuis les origines, que Dieu appelle l’homme au secours : « Adam, où es-tu » C’est le même appel qui s’entend silencieusement dans le regard du crucifié.
Dans le Christ, il y a des entrailles d’Humanité. Il t’aime sans réserve aucune. Il te dit : « vois, je m’offre à toi, sans protection aucune, parce que j’en ai l’assurance, il ya suffisamment de bonté cachée en toi pour que tu ne puisses jamais abuser du pouvoir que je te donne sur moi. « Oui, la pensée de Dieu à l’égard de chacun d’entre nous n’a pas changé : « Ils respecteront mon Fils » !
