Décès de Frère Jacques : Homélie de la messe des funérailles par Père Marie-Bruno

Abbaye d’Acey Vendredi 6 décembre 2024

Samedi dernier nous entrions dans le Temps de l’Avent, ce temps liturgique cher à nos pères cisterciens. Les jours précédents, les textes bibliques de la messe nous appelaient déjà à la vigilance : « veillez, car vous ne savez ni le jour, ni l’heure où le Fils de l’homme viendra ». Nous ne savons pas comment cet appel a retenti dans le cœur de notre Fr Jacques, lui qui avait l’oreille si attentive à la proclamation de la Parole de Dieu, et alors qu’il était déjà malade. Mais pour nous qui vivons son brusque départ nous sommes remis devant notre destinée humaine, devant notre fragilité et notre finitude. Car si la mort de Fr Jacques nous frappe, au-delà de la réaction sensible bien compréhensible, n’est-ce pas parce qu’elle nous renvoie à nos propres chemins ? « On n’est pas grand-chose » dit-on assez spontanément lorsque nous apprenons le décès subit de tel ou tel. « On n’est pas grand-chose ». Et pourtant tout notre être, désireux de vie et d’infini, se rebiffe devant une telle affirmation. A juste titre. Car si l’on s’en tenait au constat de l’inconsistance de toute vie humaine face à la mort il y aurait de quoi désespérer. Et de quoi vivre dans la peur permanente d’un couperet prêt à tomber sur nos têtes à tout moment. Or ce n’est pas ce que Dieu veut pour nous. Ce n’est pas ce que Jésus veut lorsqu’il nous invite à la vigilance. Qui est une veille d’amour et non de peur. C’est parce qu’il donne tout leur poids à nos vies humaines que le Christ, qui a vaincu la mort, nous presse de garder un cœur qui veille. Un cœur qui garde attention, un cœur qui encore et toujours se met sur un chemin de conversion.

En choisissant la voie monastique Frère Jacques s’est engagé sur ce chemin de conversion. Qui est l’œuvre de toute une vie. Il aimait à répéter cette exhortation reçue d’un prédicateur dominicain : « Mes frères il faut durer ». De la persévérance il lui en a fallu, pour mener 60 ans de vie monastique à Acey. Comme à chacun de nous, dans un combat quotidien pour la fidélité aux exigences de l’amour. Car l’amour est exigeant. La vie spirituelle n’est pas un long fleuve tranquille : elle exige de celui qui veut la mener sérieusement un effort constant pour se garder face au visage de Dieu qui bien souvent se voile à nos regards. Le monastère n’est pas le royaume des bisounours. La vie commune est notre joie et notre croix. Elle décape, confronte et affronte parfois des tempéraments différents qui doivent composer sans cesse pour s’ajuster les uns aux autres dans un renoncement permanent à sa volonté propre, sans lequel une telle vie commune ne serait pas possible. On pourra penser, et certains le pensent, qu’il faut une bonne dose d’héroïsme pour vivre cette vie. C’est faire fausse route. Car ce qu’il faut ce n’est pas être un héros mais un pauvre. Ne peut persévérer dans notre vie que celui qui prend conscience et accepte sa radicale pauvreté, son besoin d’être sauvé. Une chose est de le savoir, une autre est de le vivre. Dieu seul scrute les reins et les cœurs. Lui seul sait si notre Fr Jacques était parvenu à cette pauvreté du cœur qui s’offre en réceptacle de son amour inconditionnel. Mais une rencontre que j’ai eue avec lui récemment me fait penser que oui. C’était au tout début de sa courte maladie. J’étais allé le voir dans sa chambre. Le dimanche d’avant j’avais conclu une homélie avec une prière de Marie Noël, la poétesse d’Auxerre. Fr Jacques m’a alors dit : « Tu sais quand tu as lu la prière de Marie Noël j’ai pleuré ». Et de reprendre quelques mots de cette prière avec la voix nouée et les yeux embués. Je dois dire que c’est la première fois, en 33 ans de vie avec lui, que je voyais notre frère manifester une telle émotion qui m’a bouleversé. Alors pour conclure et pour lui rendre hommage je voudrais redire les mots de cette prière de pauvre. Qui pourrait très bien être le dialogue qui s’est tenu entre Fr Jacques et le P. des Miséricordes au seuil du Paradis :

– Vous voilà, mon Dieu. Vous me cherchiez ? Que me voulez-Vous ? Je n’ai rien à Vous donner. Depuis notre dernière rencontre, je n’ai rien mis de côté pour Vous.
            Rien… pas une bonne action. J’étais trop lasse.
            Rien… pas une bonne parole. J’étais trop triste.
Rien que le dégoût de vivre, l’ennui, la stérilité…
 – Donne !
– La hâte, chaque jour, de voir la journée finie, sans servir à rien; le désir de repos loin du devoir et des œuvres, le détachement du bien à faire, le dégoût de Vous…  Ô mon Dieu !
– Donne !
– La torpeur de l’âme, le remords de ma mollesse et la mollesse plus forte que le remords …
– Donne !
– Le besoin d’être heureuse, la tendresse qui brise, la douleur d’être moi sans secours …
– Donne !
– Des troubles, des épouvantes, des doutes …
– Donne !
– Seigneur ! Voilà que, comme un chiffonnier, Vous allez ramassant des déchets, des immondices. Qu’en voulez-Vous faire, Seigneur ?
Le Royaume des Cieux.


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