Homélie pour le 16e dimanche ordinaire année B par Frère Bernard

Dans quelques jours s’ouvriront les jeux olympiques de Paris. C’est un événement grandiose à portée planétaire. Ne nous y trompons pas. Le grandiose n’est pas dans les nouveaux records battus ou dans la performance des athlètes. Non, il est ailleurs, dans un dépassement autre. Beaucoup d’entre nous gardent en mémoire les précédentes olympiades. Souvenez-vous, il y eut tel ou tel moment inattendu où un frisson est passé sur la foule.
A Helsinki, le concours de saut à la perche n’en finit plus. La nuit est tombée. Restent seulement deux concurrents, un Russe et un Américain, et chacun n’a plus droit qu’à un seul essai. L’Américain passe la barre. Il gagne le troisième essai. C’est le tour du Russe à présent. La nuit est froide. Alors l’Américain prend les mains du Russe, son concurrent, s’incline et souffle sur les mains du Russe pour les réchauffer. Le stade, suspendu devant ce geste, fait un silence total et, tout d’un coup, d’un seul mouvement, tous se lèvent et acclament les concurrents. Un frisson est passé sur la foule plus fort que le silence. Alors qu’on était en pleine guerre froide, le témoignage est donné que la bonté est plus forte que la guerre.
Même émotion à Tokyo. La fin de la guerre n’est pas encore si éloignée. Le défilé des athlètes se déroule. Chaque drapeau des délégations s’incline en passant devant la tribune officielle où se trouve l’empereur du Japon. Tout à coup, silence complet qui durera. La délégation des États-Unis arrive devant la tribune où l’empereur est immobile. Et voici le drapeau américain, le drapeau du vainqueur qui s’incline devant l’ancien ennemi. Moment inattendu. Seul le silence pouvait respecter la noblesse.
A Mexico, les trois vainqueurs de la course de cent mètres sont trois noirs américains. On est alors en pleine période de tension entre Noirs et Blancs aux États-Unis. La photo du podium montre les trois athlètes noirs levant tous les trois le poing. La foule y répond par un silence glacé, tellement elle est choquée par cette haine.
A Sydney, la flamme olympique arrive. Elle est portée par une ancienne championne australienne. Elle qui était vainqueur des courses est désormais dans un fauteuil roulant. C’est la plus faible qui apporte la lumière et la chaleur aux plus forts des champions.
Atlanta. Le flambeau est passé au dernier athlète pour animer la flamme olympique. L’homme est très grand. C’est un Noir, ancien champion du monde de boxe, Cassius Clay. On devine à sa démarche qu’il cache un handicap. Cela se voit. On apprendra qu’il est atteint de la maladie de Parkinson alors qu’il est en pleine force de l’âge. Comme à Sydney, c’est au plus faible qu’est revenu le rôle d’apporter la lumière aux candidats les plus forts.
Tous ces événements au fils des jeux olympiques montraient au monde entier qu’il y avait une réalité encore plus mondiale que la victoire du sport, c’était la victoire de la bonté, de la dignité humaine, du respect de la faiblesse. Que se passera-t-il à Paris ? Nul ne le sait. Attendons-nous à un geste symbolique inattendu qui bouleversera la foule, peut-être à la mesure de cet homme qui arrêta toute une colonne de chars lors de la révolte des étudiants sur la place Tian An Men, en 1989. Faisons confiance au coeur de l’homme.
Les grandes figures n’ont jamais manqué : elles jalonnent les siècles passés de l’Humanité. Les actions d’éclat non plus : elles remplissent les anales de l’Histoire. La grandeur n’est pas là où nous avons la tentation de la situer. Qu’est-ce qui devrait retenir notre attention ? Les charismes dont certains êtres peuvent bénéficier nous interpellent bien davantage que les valeurs cachées, qui sont la couleur distinctive des fruits du Royaume.
Le Christ a été déçu de voir les foules accourir vers Lui et demeurer rivées à cette seule puissance qui lui permettait de multiplier les pains, de marcher sur les flots et de leur imposer silence quand ils se faisaient menaçants. Le Christ du Thabor nous parle avec plus d’éloquence que l’humble pèlerin qui, monté sur un ânon, s’avance vers Jérusalem, la Cité Sainte.
Il est dangereux et téméraire de vouloir nous comparer à ces étoiles de première grandeur que sont les athlètes des jeux olympiques, et même à ces étoiles que sont les témoins de la primitive Église. Souvent nous nous engageons sur une mauvaise piste et un faux départ. Pour certains, le faux départ consiste à avoir donné plus d’importance à nos manquements qu’au feu d’un amour qui transfigure. La mauvaise piste consisterait à conquérir la lumière et les vertus morales au moyen de ce que nous appelons, nous, la perfection de l’agir chrétien. Au monde de l’amour, l’enjeu n’est pas d’être irréprochable en tout. Allons plus loin en disant que l’important n’est même pas la sincérité et la profondeur de nos larmes. Le défi est d’accepter le baiser de Dieu, plus efficace que tous nos actes de réparation.
La voie étroite dont nous parle l’Évangile ne consiste pas à renoncer à tout en vue du Royaume, elle ne consiste même pas à plonger dans l’expérience d’un bouleversant amour, ce dont nous sommes bien incapables si la grâce ne nous en est pas donnée, mais la voie étroite est bien plutôt celle où nous nous laissons envahir de lumière et de beauté alors que nous avons l’évidence d’en être tellement indignes et éloignés.
Quelle erreur nous commettons chaque jour, en donnant plus de valeur à l’héroïsme de notre fidélité et à nos victoires qu’à la pauvreté de notre vie abandonnée dans les mains d’un amour qui nous accueille et nous guérit jusque dans nos racines. La perfection du Dieu de l’Évangile est dans son émerveillement face à l’enfant perdu que nous sommes. Et nous émerveiller nous-mêmes de son émerveillement à notre égard est la plus grande victoire auquel l’enfant du Royaume peut atteindre.
C’est dans le contraste de notre dénuement que nous pourrons parvenir à notre état de gloire. Nous ne pouvons nous accorder au bonheur plein qu’en étant tiré de nos abîmes, à l’image de tous ces êtres perdus qui, acculés au fond du gouffre, n’ont eu d’autre choix que celui de crier « Sauve-moi, Seigneur ».
L’Evangile d’aujourd’hui nous montre combien Jésus a été ému par la détresse de la foule. Aucun coeur humain n’avait ressenti ce bouleversement là. De ces détresses étalées devant Lui aucune n’échappait à sa sensibilité de Dieu devenu Homme. Il les voyait toutes en un seul regard : les misères du corps et aussi celles de l’âme. Personne n’avait jusqu’à cette heure tourné vers ce spectacle sa face humaine. Personne n’avait pu en un seul regard embrasser un si horrible, si immense et si triste troupeau. Il voyait l’Humanité abandonnée, l’Humanité telle qu’elle se traîne, tournant en rond comme un troupeau affolé cerné par le feu. O l’étrange émotion qui fut en Jésus à la mesure de cette vision ! Quel traumatisme que cette révélation ! L’Eglise en reçoit les stigmates et le dépôt. La compassion du Christ la presse tant qu’Elle ne peut plus regarder les Hommes comme auparavant. Elle invite chaque homme à entrer dans cette compassion.
Toi qui écoutes, laisse la compassion jaillir de tes yeux comme une porte gravement ouverte sur le monde. Que ton regard devienne un abri solide pour ton frère contre la solitude.
Laisse la compassion commencer par toi comme une chaleureuse cordialité pour envahir le monde en désarroi et qui n’ose même plus espérer. Deviens cette liane joyeuse qui se tend vers les abîmes insondables pour secourir les êtres broyés par la détresse.
Lasse la compassion commencer par toi comme un bouquet de vie triomphante.
Voilà mon message à la veille des jeux olympiques de Paris.


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