Homélie de Frère Bernard pour la Solennité des Saints Fondateurs de Cîteaux -26 janvier 2023-

Lectures : Ecclésiastique 44, 10-1 ; Hébreux 11, 1-10 ; Jean 15, 9-17

Comment rejoindre nos Pères Robert, Albéric et Etienne aujourd’hui ? A quoi bon des Pères Fondateurs si nous n’avons pas accès à eux ?

         La grâce de ce jour ne serait-ce pas de croire que nos Saints Fondateurs nous sont proches, de les croire capables d’éclairer notre aujourd’hui, ici, et même de les entendre nous dire : Vous êtes nous, ce nous Vivant d’une tradition toujours en éveil, à l’écoute de ce que dit l’Esprit. Frères, il me semble qu’un certain dépouillement qui n’est pas le résultat de nos vertus mais plutôt les fruits d’une fidélité, nous amène à vivre quelque chose comme un nouveau monastère ; oui, une nouveauté qui n’a pas été programmée, qui peut tourner court ; l’avenir des moines qui ont quitté Molesme pour fonder Cîteaux était loin d’être assuré. « Leur seule crainte », dit le Petit Exorde, mais crainte au bord du désespoir, à ces pauvres du Christ, était de ne pouvoir laisser des héritiers de leur pauvreté. Pouvons-nous penser qu’en nous voyant ici, aujourd’hui, nos Pères n’ont plus de crainte ! Mais comment vivre en héritier de pauvreté ? Comment surtout ne pas s’enrichir de l’héritage?

         Ne réclamons pas à nos Pères notre part d’héritage : un bagage bien ficelé de valeurs cisterciennes. Non, continuons de vivre avec eux : pauvres du Christ car c’est Lui, le Fils bien-aimé, qui hérite du Père en pauvre éternellement comblé par l’Esprit. Jésus veut nous enrichir de sa pauvreté. Comprenons : celui qui hérite, c’est l’Enfant ; alors ce qu’il faut, c’est revenir à l’enfance de l’ordre Cistercien. Et c’est une enfance pauvre. Regardons le Nouveau-né, ce Nouveau monastère, si fragile, faible et plus encore incertain. Et c’est peut-être cela qui permet la nouveauté, celle de l’Evangile, qui est l’avenir de l’Ordre, « l’avenir des frères, l’avenir de l’Eglise et de l’Humanité. Cet enfant appelé Cîteaux, je le vois comme un enfant prodigue ; il s’en va, il quitte la maison, et il a pris sa part d’héritage, la Règle de Saint Benoit ; mais en plus, il a eu cette audace de partir avec le Père Robert, abbé de Molesme. Il ne s’en va pas dans un mouvement d’émancipation ou de révolte ; il part dans l’Obéissance et il s’en va humblement, courageusement. N’est-ce pas cela qu’il faut faire avec la Tradition ; pour lui rester fidèle, partir humblement en l’emmenant ? Et l’Exode permet de la relire autrement, avec des yeux nouveaux, à la lumière d’une expérience autre, exigeant une conscience actuelle. L’enfant est donc parti l’an de l’Incarnation du Seigneur 1098, transformant la solitude découvert en commençant à y construire une abbaye. Le petit grandit; il s’affirme, il se construit. Que va devenir cet enfant ? L’enfance de l’Ordre nous offre deux leçons.

         Première leçon : les épreuves font grandir l’enfant. Evoquons la première épreuve ; il y en aura d’autres : le retour de Robert à Molesme. Partir avec son père pouvait être le signe de quelque chose d’encore trop infantile. Rester avec ses fils pouvait ressembler à du paternalisme.

         Robert est Père fondateur jusque dans l’épreuve acceptée de ce départ. Il laisse l’enfant grandir sans lui. Pour que l’épreuve soit chemin de croissance, de vie, il faut aussi toute la foi de l’enfant et d’abord qu’il cesse de poursuivre de vains projets, de grands desseins ( un monastère à Acey pour 100 moines au moins ! ). Il faut être conduit là où ne subsiste plus aucune illusion d’être en essor, en progrès. L’enfant, parce qu’il est tout contre sa mère, peut choisir l’abandon pour grandir en confiance, dans la paix et le silence.

         La deuxième leçon tirée de notre histoire en ses débuts, c’est une leçon pratique : pour grandir, il faut s’organiser. On est ici dans le juridique au service de l’enfance car Citeaux a voulu préserver et garantir par une structure son expérience originelle. Alors on revient à la Règle de Saint Benoît qui est faite pour cela : assurer les conditions pratiques permettant d’entrer dans une aventure spirituelle. Ce retour est inventif : après s’être assuré d’une indépendance réelle par rapport à la société féodale et de s’être soucié d’une insertion vraie dans l’Eglise locale et universelle, on fait appel à des hommes de bien, travailleurs, qui voudraient bien vivre comme des moines leur existence laborieuse. Albéric accueille les frères convers. Et ce n’est pas dans la Règle. Mais la Règle nous demande d’être moines. Et justement les frères convers sont là pour aider les moines de profession à l’être vraiment. Alors ils vont assumer les travaux et les emplois hors clôture et plus profondément, ils seront, eux qui ne sont pas moines juridiquement, des frères en attitude de conversion, et peut être bien qu’au regard de Jésus, les vrais moines, ce sont eux qui comme Jean-Baptiste disent : « Je ne suis pas… comme le Publicain se prosternant en confessant « Je ne suis pas digne ».

         Est-ce déplacé de comparer notre atelier d’électrolyse à une grange cistercienne? Là travaillent des Frères et Soeurs en attitude de respect et de don d’eux-mêmes, qui nous aident à être moines ici, un peu plus, un peu mieux !

         Après les frères convers, il convient de dire un mot de la Charte de Charité  : Cîteaux, avec Etienne Harding, l’invente. Le juridique est éclairé aujourd’hui par l’Evangile ; à l’ordre du jour, hier comme aujourd’hui, le commandement nouveau : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Oui, Cîteaux voudrait se caractériser par une certaine Charité : un amour d’observance stricte, une affectivité ordonnée par une Règle, une amitié donnée par Jésus et reçue dans la Foi. La voix de Jésus nous invite : vous êtes mes amis, je vous appelle amis. Voici que dans sa tendresse, le Seigneur nous indique le chemin de la Vie. Mais pour vivre, il faut naître. A moins de naitre d’en haut, nul ne peut voir le Royaume. Alors Jésus, pour que nous puissions naître à l’essentiel, nous donne Marie.

         Les fondateurs de Cîteaux ont travaillé pour Dieu seul, pour le remède à leurs âmes, portés par un nom qu’ils ont chéri par une gracieuse préférence, celui de Notre Dame. Tous les humbles moines travaillaient pour Marie, la toute pure. Elle seule sait ce qu’il y a de vies humaines, de dévouements obscurs, de soupirs d’amour et de prière. Ô Mater Dei et Mater nostra. C’est là, à Cîteaux, que le 12ème siècle enfanta des âmes d’or, qui ont passé sans qu’on n’en sût rien, des âmes candides, puériles à la fois et profondes, qui ont à peine soupçonné le temps, qui ne sont pas sorties du sein de l’éternité, laissant couler le monde devant elles sans distinguer dans ses flots orageux autre chose que le bleu du ciel.


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