Lectures: Exode 17, 8-13 ; 2 Timothée 3, 14-4,2 ; Evangile selon saint Luc 18, 1-8
Connaissez-vous cette confidence de Silouane, moine du Mont Athos, mort en 1938? Depuis un long temps déjà, i se sentait abandonné de Dieu. Il était tellement désemparé qu’il arrivait au bord du désespoir, peut-être même de la folie. Il eut l’impression de s’enfoncer dans les ténèbres, dans les enfers. Il ne savait pas comment s’en sortir et remonter à la lumière. Il s’en plaignit une nuit à son doux Seigneur, et voilà qu’il reçut de Dieu enfin la réponse : « une nuit, confia-t-il, je me trouvais assis dans ma cellule quand soudain elle fut remplie de démons. Je priais avec violence. Le Seigneur les chassa, mais ils revenaient. Et il dis : « Tu vois Seigneur, que je veux prier avec un coeur pur et que les esprits malins ne le supportent pas. Dis moi ce que je dois faire pour qu’ils me laissent ». Et le Seigneur répondit dans mon âme : « Tiens toi en enfer, mais ne désespère pas ». Bon, d’accord, c’est un moine me direz-vous ! Et alors? Combien vivent des saisons en enfer et ne sont pas des moines? Ils ne voient ni le jour, ni l’heure où ils vont s’en sortir. Pourtant, le Seigneur leur dit, à eux aussi : « Tiens-toi en enfer mais ne désespère pas ! »
Notre misère est, parfois, la seule porte d’entrée dans le mystère de la Trinité. Nos misères, nos souffrances, nos défauts, nos péchés eux-mêmes, toutes ces journées que nous avons l’impression de rater, si nous pouvions comprendre que l’important, ce n’est pas de bien fonctionner mais d’ouvrir la porte de notre coeur au Christ et d’offrir.
Comment se présenter à Dieu? Comment entrer dans la prière ? Tel qu’on est, ni plus, ni moins ! La prière n’a pas pour but de nous rendre forts et puissants, mais désarmés ! Elle va nous affaiblir, nous rendre les mains vides, nous faire accepter tout nus. Elle nous fait descendre tout au fond, dans nos enfers, pour déboucher dans la lumière de la Résurrection. Jésus le premier est venu se tenir dans nos enfers sans désespérer. Oui, il a fait cela pour nous ! Il est descendu vivant en chacun de nos enfers, l’enfer des barbelés, de nos prisons, de nos culpabilités ! L’enfer de notre violence, de notre sexualité déviée, de notre folie ! Il s’y est laissé enfermer pour nous sortir de nos enfers. « Il descendit aux enfers, le troisième jour Il ressuscita d’entre les morts »… et depuis ce jour, pas un enfer qui tienne ! Depuis, rien, absolument rien ne pourra nous séparer de l’amour du Christ !
Savez-vous par exemple, que la prière nous apporte la pauvreté ? Nous mettre en présence de Dieu de tout notre coeur et de toute notre âme, c’est nous mettre en face d’un vide flamboyant qui nous consume et nous impose de baisser les yeux pour les ouvrir sur notre désir. Affrontés à nos petitesses et nos anomalies. Ce moment que nous voulions passer avec Dieu, nous le passons souvent avec nous-mêmes, avec nos soucis ridicules et mesquins. La prière devient alors un poids, un moment impossible à supporter, que beaucoup estiment comme indigne de Dieu. Certains persistent et s’accrochent littéralement : « A qui irions-nous, Seigneur? » Alors, souvent, surviennent des pensées monstrueuses, des tentations multiformes où le sexe et la violence dansent une sarabande démoniaque. Loin d’être le havre de paix si désiré, la prière se transforme en moment horrible où affluent à notre conscience les désirs les plus secrets et souvent les plus honteux.
Les débuts dans la prière sont souvent suaves, plein de consolations et même, quelquefois, d’extases. Il est bon de boire ce lait qui remplit notre coeur et notre corps de la douceur et de la saveur de Dieu, mais vient un temps où nous devons nous retrouver nus, dépouillés de tout, réduits à n’être que désir et que soif.
La reconnaissance de notre pauvreté est la porte étroite qui introduit dans le cellier secret. Il ne s’agit pas de masochisme, il s’agit de reconnaître notre soif d’un amour qui nous renouvelle en un seul coeur et une seule âme, dans cette réalité que nous pressentons mais qui dépassera largement cette espérance. Alors ce qui nous ronge, cette peur d’une vie ratée, cette solitude insupportable, cette maladie qui nous écartèle, ce silence qui nous recouvre, cette hostilité qui nous repousse, ce pauvre coeur dont personne ne veut, cette humaine condition qui frappe les rois comme les indigents, tout cela devient plaie béante d’où échappent l’eau et le sang d’une humanité affolée par le mal. Si Dieu ne nous a pas aimés pour rire, nous aussi nous ne pouvons souffrir pour rire, et il nous est demandé de participer intimement à la pauvreté du Fils de l’Homme écroulé au jardin de Gethsémani. Nous ne devons pas avoir honte de reculer en face de la souffrance ; c’est une réaction humaine que Jésus a connue, éprouvée et assumée. La Croix n’est pas un mystère de force, mais un mystère de pauvreté et d’impuissance. La Croix n’est pas un mystère d’héroïsme mas un mystère d’amour. Elle ne consiste pas à souffrir avec courage, mais à avoir peur de souffrir, elle ne consiste pas à franchir un obstacle mais à être écrasé par lui, ni à être grand et généreux, mais petit et ridicule à ses propres yeux; ni à déployer de la vertu, mais à voir toute sa vertu mise en déroute et réduite en poussière, et tout cela à l’accepter par amour. Alors ce n’est pas en serrant les dents qu’on y arrivera, parce que si on est capable de serrer les dents, c’est qu’on est fort et tant qu’on est fort, de cette force là, on ne sait pas encore ce qu’est la croix; Il ne s’agit pas d’être fort dans l’épreuve mais d’être assez humble pour que l’amour triomphe dans notre vie.
Réjouissons-nous de voir que toute vie, nos actions et même nos péchés, creusent en nous le désir de recevoir l’Esprit en plénitude. Cet Esprit, amour du Père et du Fils, nous est donné à la mesure de notre pauvreté.
Jésus nous invite à aller vers ceux qui sont perdus, vers les malades et les lépreux de toute sorte. N’oublions jamais que ceux que nous étiquetons comme désaxés, déséquilibrés, marginaux, psychotiques, névrotiques, ces défoncés de tous bords, ces débiles de toutes profondeurs, tous ces mal aimés qui nous entourent de partout, que nous fuyons, que nous avons peur de toucher et que nous sommes tous à certains égards, tous ces perturbés ce sont nos frères. Tombons à genoux devant eux. Un mystère infini les habite. Ils peuvent vivre un mystère d’amour dont aucun soit-disant normal ne soupçonne l’intensité. Ils portent les stigmates de Jésus. Voyez sa gloire sur leur visage défiguré. Ils sont aimés tels qu’ils sont. Même si leur consentement à cet amour se vit dans cette pauvreté ultime : n’avoir à offrir que de ne même plus pouvoir offrir !
Jésus, c’est le visage de tous les enfants prodigues, de tous les dévisagés, de tous les défigurés de la terre. Jésus, c’est le visage des « sans-visages », des exclus, des parias, des méprisés, des torturés, des paumés qui trouvent en lui leur visage d’éternité car si Dieu s’est fait pour nous visage, alors l’homme peut connaître son propre visage.
Proclamer la Bonne Nouvelle, c’est annoncer qu’au creux même de l’absence et de la mort, il y a un visage à jamais ouvert, comme une porte de lumière, celui du Christ, et autour de Lui, pénétrés de sa lumière, de sa tendresse, les visages des pécheurs pardonnés qui ne jugent plus, mais accueillent.