Cher Frère Elie, quels mots diront ton mystère ? ce mystère que des années de proximité au quotidien ne font que rendre plus profond…. Surtout quand il s’agit d’un frère aussi discret que pudique.
Elie Marie Olympe Vuillemin est venu au monde à Lièvremont, petit village du Doubs proche de Pontarlier, dans une famille profondément chrétienne –la chose était commune en ce temps, mais à un degré ici plus marqué : dans la maisonnée d’Auguste Vuillemin et Hélène Vaucheret, la foi était non seulement le cadre naturel, culturel et social, mais elle imprégnait l’air que l’on respirait. Si Olympe lui venait de sa marraine, le prénom d’Elie était l’héritage d’un aïeul décédé à la naissance… et d’Elie le prophète, notre frère aura la vigueur. Il était le petit dernier d’une fratrie de 8 enfants qui a donné à l’Eglise –au Seigneur, 5 vocations religieuses. Jean, l’aîné, missionnaire au Cambodge avec les MEP, Marc prêtre du diocèse de Besançon, Renée entrée chez les Hospitalières (devenues Sœurs de la Charité), et Marcel qui entrera peu après lui, mais ne pourra rester à Acey que 5 années.
Notre frère a reçu de son éducation familiale, intimement lié à la foi, un profond sens du devoir, une droiture, non sans un brin de rigidité ; et il ne se départira jamais d’une loyauté sans faille envers ses supérieurs, ses frères, sa famille, ses amis. De l’enfance, il portait un souvenir inscrit sur son crane, la trace d’un accident : sa sœur Odile avait entrepris de faucher le pré où le benjamin jouait à se dissimuler. Plus de peur que de mal, malgré le sang versé, mais on peut déjà reconnaître le sens du jeu et l’art de la discrétion. C’est dans la spontanéité de sa foi grandissante qu’Elie entre, comme la chose la plus naturelle du monde, au Petit Séminaire de Consolation ; il fait sa philosophie à Faverney en 1953-54. Et dès l’année suivante, c’est un grand jeune homme de 21 ans, qui plutôt que de poursuivre au Grand séminaire, frappe à la porte de l’Abbaye d’Acey, écrivant sa demande d’une plume étonnamment ferme au Père Abbé de l’époque, Dom Robert Pierre.
Assez vite appelé sous les drapeaux, il y passera 28 mois (du 2 janvier 1958 au 27 avril 1960), intégré au service de Santé, comme infirmier : d’abord à Friedrichshafen en Allemagne, puis pour 15 mois en Algérie, alors à feu et à sang. De ce contexte tragique de guerre, il reviendra mûri, marqué par la mort de certains compagnons d’armes, et avec des témoignages élogieux de ses aumôniers successifs. A son retour au monastère, ses capacités humaines et intellectuelles le recommandent pour aller étudier à Rome, où il côtoiera à Monte Cistello quelques étoiles montantes de l’Ordre (Armand Veilleux, Victor Bourdeau, Bernard Christol…) ; en pleine période conciliaire, il acquiert une licence en théologie à Saint-Anselme. Il aura -déjà comme infirmier, le « privilège » d’accompagner le décès brutal et inattendu de Dom Gabriel Sortais, l’abbé général au soir du 13 novembre 1963. Et il aura bien des années plus tard (1997) l’occasion d’ajouter à son palmarès un second trépas généralice, avec son successeur, Dom Ignace Gillet, qui vint rendre son dernier souffle à Acey, dans une infirmerie totalement rénovée grâce aux soins de F. Elie.
Malgré son désir du sacerdoce, c’est dans des tâches matérielles et intellectuelles –outre le service d’infirmier qu’il assumera pendant une trentaine d’années-, que notre frère consumera la partie visible de sa consécration au Seigneur : à l’atelier d’électrolyse, où il participe au développement de l’informatique, s’occupe de la facturation, des fournitures (avec une générosité parfois démesurée, m’a-t-ton dit !) ; il se verra même confier un temps la direction de l’entreprise, épisode sans lendemain : « il avait la carrure d’un chef, observe avec finesse un de ses petit neveux, mais n’aurait su s’imposer ». Dans le domaine administratif il sera impliqué dans les avancées de la couverture sociale et santé des religieux avec la CAMAC et CAVIMAC, et sera une aide précieuse pour beaucoup d’infirmiers ou communautés. Doté d’une belle voix, bien timbrée, il se voit également chargé du chant et de la liturgie, tâche redoutable en tout temps, mais qui dans la mouvance du Concile suscitait bien des remous. Il entreprit la mise sur informatique de la bibliothèque, et assura assidument la conservation des archives. Sa passion pour l’Histoire de la communauté en fit un des contributeurs essentiels du volume d’histoire de l’abbaye paru pour le 850e anniversaire de sa fondation.
Avec tout cela, il ne cessa de déployer un appétit insatiable de connaissances, dans des domaines les plus divers, mais avec prédilection en Histoire, pour les sciences, la médecine, et même l’art culinaire ! Une quarantaine de carnets collectionne des notes griffonnées ou calligraphiées, dans une succession improbable de thèmes souvent cocasse (passant de l’astronomie à la généalogie familiale, ou d’une note de technique industrielle à un relevé de température d’un malade), témoignant d’un ardent travail de fourni, ou plutôt d’abeille, faisant son miel des matériaux les plus divers. Notre frère était aussi profondément éveillé aux beautés de la nature, mais avec toujours un arrière fond encyclopédiste. Ainsi c’est en ornithologiste qu’il proposait à sa sœur en séjour à l’hôtellerie d’assister au réveil des oiseaux. En botaniste qu’il s’intéressait au jardin, en pisteur animalier, qu’il aimait relever la trace d’animaux de tous poils et plumes. Bref notre frère avait quelque chose de l’honnête homme du XVIIe siècle (celui pour qui le moi est haïssable –entendons n’est pas un sujet de conversation).
J’ai évoqué la droiture, il me fait évoquer quelque chose de sa rudesse, et de sa délicatesse. On sait bien qu’en humanité les contrastes cohabitent mystérieusement.
En l’occurrence, la rudesse étai bien connue avec parfois une maladresse du geste pour la souligner, et …une fougue dans la conduite automobile : les frères, mais aussi ses 2 sœurs avec qui il eût un accident mémorable le jour de l’enterrement de leur frère aîné, en ont gardé des souvenirs cuisants. Mais ce trait visible de rudesse –la carrure le confirmait sans peine-, a longtemps voilé en communauté sa délicatesse. Elle a eu d’autre lieux pour s’exercer : le contexte familial d’abord où « Tonton Elie » a déployé des trésors d’écoute bienveillante et attentionnée pour 3 générations de nièces et neveux. Toujours discret sur lui-même, il interrogeait volontiers, s’intéressant à chacun dans le détail, aiguisant ses questions à la pointe de son savoir encyclopédique. D’avoir un petit-neveu protestant, et bientôt pasteur, a été l’occasion pour notre frère de manifester son ouverture, et cette vraie fibre œcuménique qui sait que l’unité commence avec la connaissance et l’accueil de l’autre en sa tradition…. Il a su aussi nouer aussi de belles amitiés monastiques par ses engagements à la CFC (pour la liturgie cistercienne) ou à la Caisse des cultes, mais aussi avec des laïcs, savants ou non, des personnes en difficulté dont il s’est occupé avec efficacité et discrétion. Il fut aussi indéfectiblement fidèle aux anciens de l’Algérie comme à ceux de « Conso » (le Petit Séminaire de sa jeunesse).
En communauté, c’est surtout à la fin de son parcours, comme frère au service, appauvri de ses responsabilités qu’il a laissé un peu transparaître cette profonde délicatesse de cœur: dans les tâches les plus humbles, à la cuisine avec F. Louis-Marie et spécialement au réfectoire, avec F. Pierre, son aîné de 10 ans, occasion quotidienne de pratiquer ce à quoi nous invite saint Benoît : se prévenir d’honneur entre frères. Sous la carapace, battait un cœur discret, pudique, mais aussi assoiffé d’aimer, et de se savoir aimé.
Une certaine raideur qui le caractérisait, a peut-être retardé l’éveil de sentiments amoureux, mais le sceau trinitaire est têtu : un coeur d’homme est fait pour aimer, et le monastère, disent nos Pères, est schola charitatis, une école de l’amour ; chemin, éducation et non congélation ou amputation, pour se donner réellement, totalement, à Dieu et à ses frères. La quarantaine venue, son cœur a battu, un temps, pour un cœur féminin, géographiquement très proche. C’est un des secrets dont il laisse une trace épistolaire discrète. Il a vécu cette étrange aventure avec loyauté, en dialogue constant avec son supérieur ; devant le trouble et l’attachement suscité (qui, semble-t-il, a bientôt excédé le sien), il a pris de la distance, pour un temps hors de la communauté. Les 40 jours des Exercices ignatiens accompagnés par le P. Laplace, puis 2 ans au Canada sous la houlette de Dom Fidèle, lui ont permis de faire de nouveau le choix, librement, à prix coûtant, de la fidélité au Christ, et de sa grâce. La prière de Confidence de Péguy retrouvée dans ses notes semble bien faire écho à cette expérience : Quand il fallut s’asseoir à la croix des deux routes / et choisir le regret d’avecque le remords… Les 2 ans Outre-Atlantique n’ont d’ailleurs pas laissé notre frère oisif, mais lui ont permis de rendre un beau service à nos frères d’Oka pour le passage à la liturgie conciliaire, sans doute plus paisiblement qu’il n’avait pu le faire chez nous. Nul n’est prophète en son pays…
Pour filer avec un autre adage la vieillesse est un naufrage, auquel la vie monastique offre si souvent un puissant démenti, notre F. Elie a vécu avec un remarquable détachement les deux dernières années de sa vie parmi nous, de plus en plus handicapé pour les sens de l’ouïe et de la vue, quand bien même la carcasse conservait une belle vigueur, qui lui permettait d’enfourcher un vélo il y a 1 an pour visiter sa sœur Renée à l’EHPAD de Montagney. Une pâleur de teint, un essoufflement croissant, ne trouveront leur juste diagnostic qu’à la mi-septembre. Lorsqu’il a fallu l’informer de ce cancer du poumon déjà très avancé, il a pris la chose avec un mélange de détachement et d’humour, une liberté, dont la foi avait depuis longtemps préparé le chemin : « cela fait 65 ans que l’on se prépare à la rencontre, on ne va pas la refuser ! » La parole à la 3e personne était aussi familière à ce pudique ! Infirmier au long cours, il savait d’expérience ce que signifie cette étape ultime, de dépendance croissante, et il s’est remis de bonne grâce aux soins d’un autre frère infirmier et de ses frères, endurant avec beaucoup d’abnégation et de confiance la fin de sa vie, si bien que ce n’est que les tout derniers jours que le visage a trahi une souffrance quand déglutition et respiration devenaient difficile. Samedi dernier, il a pu recevoir l’Eucharistie, et sortant de la confusion, son visage s’est illuminé d’une paix qu’il a longtemps irradiée. Son Seigneur et son Dieu l’avait rejoint, désireux d’attester sa présence au moment de l’ultime passage. Ce fut discrètement, au coeur de la nuit, peu après minuit dimanche dernier.
Je termine avec le dernier mot de son dernier carnet : son écriture était depuis longtemps très tourmentée par faiblesse des yeux plus encore que de la main. Il a, à la page du 14 septembre 2021, la fête de la Croix glorieuse, ou plutôt de l’Exaltation de la Croix, encadré ce mot EXALTATION. Il résume le mystère épanoui de notre frère : désormais il ne se déchiffre que dans la pleine lumière de Pâque. Lui qui a connu l’épreuve d’une forte tendance dépressive, qui l’entraînait parfois –souvent- dans les abîmes, ses luttes secrètes préparaient cette grande exaltation, cette exultation de Joie pascale qui désormais l’envahit. Et il fut heureux de pouvoir retenir comme viatique les mots de ce Dimanche de l’Unité au seuil duquel il a arrêté sa course : « la joie du Seigneur est notre rempart. »