Homélie de Mgr GARIN pour la Bénédiction Abbatiale de Dom Godefroy – 17 septembre 2021, anniversaire de la Dédicace de l’Eglise d’Acey

Lectures : Genèse 28, 11-18 ; Pierre 2, 4-9 ; Evangile selon saint Jean 2, 13-22

Père Godefroy,

J’imagine Jésus vous regarder et sourire avec bonté, quand vous étiez en quelque sorte « sous le figuier » (Jn 1,48), à la trappe de Spencer aux États-Unis, en train de méditer le livre de Dom Bernardo Olivera, présentant les frères martyrs de Tibhirine. Ce livre a été l’un des déclencheurs de votre vocation. Il porte un titre qui est en même temps une question : jusqu’où suivre ?

Jusqu’où suivre ?

La question posée par le livre que ce moine vous recommandait vous était adressée personnellement. Jusqu’où suivre ? En vous élisant comme abbé, vos frères vous ont apporté une nouvelle réponse, ils vous ouvrent une nouvelle route. Et à nous tous, frères et sœurs, la question nous est aussi posée, quelle que soit notre vocation : jusqu’où sommes-nous prêts à suivre le Christ ? Jusqu’où le Christ m’appelle-t-il dans le don de moi-même pour son service et celui de mes frères ?

Père Godefroy,

Même si vos séjours à l’abbaye de Lérins, dès l’âge de 15 ans, vous font entrevoir la beauté de la vie monastique et exercent sur vous un certain attrait, votre soif d’aventure et votre quête d’idéal au service de votre pays et de la paix vous conduisent vers l’École navale et vous font embrasser une carrière d’officier chez les commandos de marine.

Mais, peu à peu, le Seigneur allait désarmer le militaire que vous étiez ; vous désarmer, au sens propre et au sens profondément spirituel, et même mystique du terme. Car c’est en vous confiant d’autres armes que le Seigneur voulait désormais faire de vous un artisan de paix. Ces armes, le Père Christian de Chergé en avait fait les cinq piliers de toute quête vers la paix authentique : « la patience (ou la persévérance), la pauvreté, la présence, la prière et le pardon » (cf. Jusqu’où suivre ?, p. 8).

Votre expérience de plongeur vous préparait, vous le pressentiez peut-être, à vivre un tout autre type de plongée, tout aussi rude et exaltante : une plongée dans votre propre cœur, un plongeon dans la vie fraternelle, et surtout une plongée dans un autre océan, un océan aux eaux chaudes et étincelantes de lumière, celui du cœur infiniment miséricordieux du Christ.

En entrant à l’abbaye d’Aiguebelle il y a tout juste 20 ans, vous aspiriez à rejoindre Tibhirine.

Mais après vous avoir conduit en Syrie comme aumônier d’une communauté de trappistines puis à l’abbaye de Hauterive en Suisse, le Seigneur vous a conduit jusqu’ici, à Notre-Dame d’Acey : le Seigneur a préféré pour vous un pays de plaine aux confins du Jura et de la Haute-Saône, plutôt que les hauts plateaux de l’Atlas.

Père Godefroy,

Acey sera votre Tibhirine. Si, dans l’Église, certains sont appelés à vivre le martyre du sang comme vos frères de Tibhirine, nous savons que chacun d’entre nous, quelle que soit sa vocation, est appelé à aller jusqu’au bout du don de lui-même, là où le Seigneur l’a planté. C’est aussi une forme de martyre, le martyre de la charité, le martyre de la persévérance, le martyre de l’espérance. Comme l’écrit le Père Christian, ce type de martyre « n’est ni glorieux, ni brillant. Il s’ajuste exactement à toutes les dimensions du quotidien. Il définit depuis toujours l’état monastique : le pas à pas, le goutte à goutte, le mot à mot, le coude à coude… et c’est cela qu’il faut recommencer, en vie régulière, chaque matin, encore dans la nuit, et cela qu’il faut continuer de ruminer, de corriger, de discerner, d’attendre surtout. »

Le Seigneur est en ce lieu ! Et moi, je ne le savais pas. 

Frères et sœurs,

L’histoire de Jacob dont nous avons entendu un extrait dans la première lecture montre combien Dieu peut se manifester là où on ne l’attend pas. Oui, Dieu nous attend parfois, et même souvent, dans un lieu que l’on n’a pas choisi.

Dans ce récit de la Genèse, Jacob est devenu un homme seul, en danger. Il a usurpé la bénédiction de son frère Esaü. Le voici désormais loin de sa terre, exclu du clan, en marche vers une destination qu’il ne connaît pas. Et il s’arrête en ce lieu, un peu au hasard, pour y passer la nuit. C’est alors que se produit cette rencontre décisive avec Dieu. Dès lors tout prend sens. Ce lieu, jusqu’alors anonyme, reçoit un nom, Bethel, ce qui veut dire « la maison de Dieu ». Et même cette pierre ordinaire qui lui avait servi d’oreiller de fortune devient une « massébah », une stèle, une pierre dressée, mémorial de la présence de Dieu. Lorsque Dieu passe quelque part, lorsque Dieu passe dans une vie, il laisse son empreinte, tout est transformé, tout prend sens, tout reçoit une nouvelle signification.

Mais surtout, au cœur de cette rencontre, Jacob est assuré de la bénédiction de Dieu. Cette bénédiction comporte trois aspects qui éclairent aussi la bénédiction dont le Seigneur veut combler aujourd’hui le Père Godefroy.

Cette bénédiction est d’abord un signe de miséricorde. Nous l’avons dit, Jacob avait usurpé la bénédiction à Isaac par la ruse et le mensonge en se faisant passer pour son frère Esaü. Mais cette fois, la bénédiction lui est donnée, il ne l’a pas demandée, et elle lui est donnée gratuitement, gracieusement, surabondamment, sans retour. Et Jacob la reçoit avec d’autant plus de reconnaissance et d’humilité qu’il sait que cette bénédiction ne lui est pas méritée, qu’elle lui est donnée par pure miséricorde.

Cette bénédiction est aussi une promesse de fécondité : alors que jusqu’ici Jacob errait sans but, sans domicile et sans famille, il reçoit une terre, avec l’assurance d’une famille, d’une descendance : « La terre sur laquelle tu es couché, je te la donne, à toi et à tes descendants. Tes descendants seront nombreux comme la poussière du sol, (…) en toi et en ta descendance seront bénies toutes les familles de la terre » (Gn 28,13). Malgré son indignité, Jacob devient l’héritier de la bénédiction solennelle que le Seigneur avait adressée à Abraham.

Enfin, et surtout, cette bénédiction est un engagement de Dieu lui-même à l’égard de Jacob, une promesse de fidélité absolue de Dieu pour celui qu’il bénit. Père Godefroy, dans une autre vie, vous ne plongiez jamais seul dans l’obscurité de la mer. Vous saviez que vous aviez toujours un binôme avec vous, même quand l’obscurité vous empêchait de l’apercevoir. Aujourd’hui le Seigneur promet de rester à vos côtés. Avant même de recevoir votre engagement et votre promesse, le Seigneur lui-même, le premier, s’engage avec vous, vous promettant une présence fidèle et inconditionnelle à vos côtés : « Voici que je suis avec toi ; je te garderai partout où tu iras, (…) je ne t’abandonnerai pas… » (Gn 28,15).

« Je cherche mes frères »

Chers frères de l’abbaye d’Acey,

A celui qui frappe à la porte du monastère, la règle de saint Benoît demande de vérifier « s’il cherche Dieu véritablement ». La recherche de Dieu caractérise toute la vie du moine. Mais si Jésus appelle les disciples un par un et attend de chacun une réponse personnelle, la vie de disciple est toujours une expérience fraternelle et communautaire. La nature profonde de toute communauté monastique est d’être, à sa manière, une continuation, dans l’Église, de la communauté des disciples et des apôtres, groupée autour de Jésus, pour vivre « avec lui » (Mc 3,13), pour se laisser former par lui en se mettant à l’écoute de sa Parole, accompagnant le Christ dans sa mort pour ressusciter avec lui, une communauté qui se laisse remplir de l’Esprit Saint à la Pentecôte.

L’une des premières paroles que le Ressuscité prononce à Marie-Madeleine est « va trouver mes frères » (Jn 20,17). C’est assez inattendu ! Le Christ ne dit pas « va trouver mes apôtres, va trouver mes disciples », ou même « va trouver tous ceux qui m’ont lâchement abandonné… » Non. Malgré tous les abandons et les reniements, malgré la fragilité et l’infidélité de ses disciples, Jésus dit bien : « va trouver mes frères ». Quoi qu’ils aient fait, quel que soit leur passé, les disciples restent ses frères.

Père Godefroy,

En devenant « Père Abbé », vous devenez encore plus « frère ». Quand le Père Christian de Chergé écrivait à l’abbé général, Bernardo Olivera, la lettre commençait par « Cher Père et frère Bernardo » (Jusqu’où suivre ?  p. 8 ; p. 52). Dans l’Église, l’exercice de la paternité n’annule pas l’expérience de la fraternité, bien au contraire, elle l’affine et la multiplie. Si le pêcheur d’hommes n’oublie pas qu’il reste d’abord un poisson que le Christ a repêché, si le pasteur du troupeau n’oublie pas qu’il reste d’abord une brebis perdue que le Seigneur est venu rechercher, celui que le Seigneur constitue Père Abbé n’oublie pas qu’il reste d’abord un frère. Dans l’Église, plus nous sommes appelés à devenir père, plus ceux qui nous sont confiés doivent pouvoir trouver en nous un frère dans le Christ. C’est vrai pour les prêtres, les évêques, les pères abbés, sans vous oublier, chères mères-abbesses, qui restez aussi sœurs au milieu de vos sœurs. Cette fraternité, qui nous unit les uns aux autres, trouve son sommet lorsque, plusieurs fois par jour, nous proclamons la prière que Jésus nous a enseignée, prière qui ne commence pas par le déterminant possessif « mon », mais par « notre » : « Notre Père ». Il est impossible de se tourner vers le Père sans trouver ses frères, et il est impossible de vraiment trouver ses frères sans puiser à la source qu’est le cœur du Père.

Père… et frère Godefroy,

Vous avez reçu en plein cœur un verset du livre de la Genèse, lorsque le patriarche Jacob envoie son fils Joseph chercher ses autres frères : « Je cherche mes frères » dit Joseph (Gn 37,16). Vous avez reçu cette Parole de l’Écriture et en avez fait votre devise abbatiale, votre boussole dans le service pastoral que l’Église vous confie aujourd’hui au service de la communauté des frères de l’abbaye d’Acey, mais aussi au service de toutes les personnes qui viennent à l’abbaye pour s’y ressourcer.

Père Godefroy,

Avec vos frères de l’abbaye d’Acey, avec la grande famille des moines et des moniales, avec l’Église diocésaine et les diocèses voisins, avec tous ceux qui viennent se ressourcer à l’abbaye, avec votre famille aussi, avec tous celles et ceux qui sont venus vous entourer, ceux qui n’ont pu être présents mais qui sont en communion avec nous, nous prions pour que l’abbaye d’Acey continue à être un autre Bethel : « Le Seigneur est en ce lieu ! » (Gn 28,16), une maison de Dieu où vous, vos frères et tous vos hôtes, pourrez trouver Dieu et trouver d’autres frères.

Nous prions pour que vous puissiez aider vos frères à gravir cette échelle de Jacob dont parle la première lecture, l’échelle de la sainteté. Saint Benoît explique qu’on la gravit en s’abaissant, que chaque échelon qui nous fait monter vers Dieu est en réalité un échelon qui nous abaisse sur le chemin de l’humilité.

Sur cette échelle, vous devez être à la tête pour montrer la route et donner le tempo, vous devez être au milieu pour rassembler et encourager, vous devez être derrière pour être sûr que tout le monde suive. Rude tâche que celle d’un Père-Abbé appelé à être à la fois devant, mais aussi derrière, tout en devant toujours être au milieu !

En réalité, vous n’êtes pas tout à fait le premier sur cette échelle. Jésus vous précède : lui qui a été élevé parce qu’il s’est abaissé (cf. Ph 2,8-9). Les anges sont sur cette échelle soutenant leurs frères humains. La Vierge Marie aussi vous précède, elle qui a fait l’expérience que le Seigneur élève les humbles (Lc 1,52). Que Notre-Dame d’Acey veille sur vous, qu’elle vous aide à chercher Dieu, qu’elle vous aide à chercher vos frères.

+ Jean-Luc GARIN


Publié le

dans