« Un enfant nous est né, un fils nous a été donné »;
Isaïe 9, 1-6; Psaume 95 ; Tite 2, 11-14 ; Luc 2, 1-14
Ça y est. Nous l’avons entendu, Frères et Sœurs. L’inouï, l’irrémédiable est arrivé. Dieu a franchi le Rubicon. Il est entré dans notre Histoire. Dans notre humanité.
Il l’a fait par la petite porte : la porte basse, celle des petites gens, des sans grades, des invisibles, les ballotés de l’Histoire, livrés au diktat des grands qui aiment à dénombrer leurs sujets pour tromper leur faiblesse et faire peser leur pouvoir. Le Fils de Dieu –Lui, le Mystère d’éternel engendrement-, est né, un jour du temps. Au milieu de cette nuit dont seuls les anges et quelques bergers contemplent le mystère, la Parole éternelle a été prononcée, est née en notre chair. Et le silence de la nuit s’est creusé d’un abîme d’humilité. Car le Verbe n’a plus d’autre langage désormais pour dire « JE SUIS » que ce langage de notre chair, celui d’un tout-petit. Son premier cri sonde l’abîme de ce silence nouveau et épouse tous ces cris de l’inconfort, -de la souffrance parfois, souvent- d’ÊTRE mais en mode fini, travaillé par un désir Infini. Dieu n’est pas resté au balcon, le Très-Haut se montre sans voile, le Très-Bas ; Il a voulu cette plongée, cette immersion dans notre glaise. Voici qu’Il fait l’expérience de la limite, de la fragilité, et de la paille qui gratte et de l’haleine bienveillante -et un peu épaisse- d’un ruminant. On se souvient des mots de Paul Ricœur, le philosophe et ami de Jean-Paul II : L’homme c’est la joie du Oui, dans la tristesse du fini. Mais l’Emmanuel, Dieu-avec-nous, n’est-il pas la subversion de cette tristesse, la trouée d’un Amen d’aurore qui ôte le masque hideux de notre inhumanité, soulève le voile de deuil et de péché, et rend nos visages à leur beauté filiale et fraternelle ? …
Penchons-nous à hauteur d’enfant sur le DON qui nous est fait aujourd’hui. Un tout-petit a toujours, même pour la brute, quelque chose d’attendrissant… Au premier regard il ne paye pas de mine ce fils, cet enfant, …s’il n’y avait cette étrange paix, cette douceur, presque palpable qui s’écoule comme un fleuve. Pas de masque –c’est bien clair- sur le visage de l’Enfant, et aucune ombre n’effraye sa lumière. A demeurer en sa présence, on sent comme le murmure d’une Source, une Présence d’infini, le débordement d’une vie que rien ne saurait tarir : surabondance qui se dit dans la petitesse ; gratuité d’un Don que rien n’oblige.
Le voilà donné jusqu’à l’ABANDON, dans une confiance absolue -filiale, enfantine, divine. On l’a enveloppé de langes comme on le fait pour rassurer les tout-petits d’homme, mais c’est dans l’Amour du Père qu’Il est blotti, lui dont il reconnaîtra l’icône en Joseph-de-Sainte-Marie. N’est-ce pas le don de cette nuit, cette CONFIANCE (le grec n’a pas d’autre mot pour dire FOI) que n’effraye aucune tempête, aucune fatigue, échec ou trahison. En ce Fils qu’il nous confie, c’est le Père lui-même qui nous dit aussi Sa confiance. En ce temps d’incertitude, de peurs, de souffrances, ce Tout-Petit nous montre combien le Père lui-même croit en nous (il respecteront mon fils, dira bientôt la parabole) ; Lui qui voit l’aboutissement de nos trébuchements, de nos tâtonnements, en son Fils, leur accomplissement. Il déjoue notre désir irrépressible de tout contrôler, montre qu’Il ne craint pas d’agir à travers notre faiblesse, avec nos peurs et nos éprouvantes fragilités.
Dans la mangeoire de Bethléem la chair de l’Enfant-Dieu fait déjà signe en forme de DON, et oriente le regard vers l’horizon de la croix. Les langes pas plus que les bandelettes n’entraveront le DON indéfectible inauguré cette nuit. En hébreu, Bethléem c’est la « maison du pain », et en arabe (la langue des humiliés de la Terre Sainte aujourd’hui), cela devient, beit lahem qui veut dire aussi « maison de la chair ». Oui, ce Tout-Petit se donnera en nourriture : il fera du pain sa chair, et le sommet du DON dans le Souffle d’Amour. Notre chair reçoit par cette naissance une signature, une ouverture, une vocation du DIEU-qui se donne pour mieux nous attirer dans le DON. Le Don ? n’est-ce pas cela l’infini dans le fini ? le Signe et l’appel de l’Amour qui ne passe pas ?
Car la Source c’est en chacun de nous qu’elle murmure, par chacun de nous qu’elle veut s’écouler. Ouvrez lui une brèche, entrouvrez votre porte, et elle irriguera vos cœurs desséchés, vos relations blessées, et de proche en proche, les terres arides alentour. La vue du tout petit nous ouvre l’oreille à la voix qui proclamera bientôt : « Moi aujourd’hui je t’engendre ». Si Dieu est né un jour du temps, c’est pour nous confier le mystère de sa Naissance ; pour nous y faire entrer, nous en faire participants. Alors Noël nous invite à l’école d’humanité de cet enfant. Il va nous apprendre qu’il y a une façon divine d’être homme ou femme, jaune ou blanc, dépendant ou autonome, artisan habile ou handicapé, de n’être pas tout, ni tout-puissant… une façon tellement humaine qu’elle en est divine. L’homme peut donc vivre en finitude -jusqu’à mourir- d’un Amour infini.
Oui, avec cet Enfant qui est Dieu né de Dieu, tout est changé de notre humanité. Et si le Père nous donne ce Fils, pour que nous ayons part à sa naissance, que nous co-naissions par Lui et avec Lui, et qu’ainsi nous nous re-connaissions tous frères en Lui, fratelli tutti. Prenons la main du tout-petit, accueillons-le en nos bras, en notre vie -en vérité c’est Lui qui nous tient, quand nous le tenons. Nous aurons assez d’audace, arrimés à sa confiance de Fils, pour descendre, à sa suite et avec Lui, en humanité, rejoindre en toute humanité, la moins reluisante, la moins recommandable, la plus éloignée de nos bénitiers, ce frère, cette sœur, qu’il restait à enfanter au grand corps du Christ Ressuscité. Alors vraiment il y aura Joie dans le ciel e la Maison du Père, et Paix sur cette terre des hommes que Dieu aime. N’a-t-il pas donné son Fils, son Unique, pour qu’Il devienne l’aîné d’une multitude de frères ?