2 Ma12 ; 1 Co 15, 12.16-20 ; Lc 19, 1-10
Signe des temps, la fête de la Toussaint hier ne nous a sans doute jamais semblé aussi proche de la célébration d’aujourd’hui, comme les deux faces d’une même étoffe : hier nous contemplions dans la lumière de gloire tous nos frères et sœurs les saints… avec cette intuition que cette sainteté ne définit pas un espace clos, ni une catégorie d’extra-terrestres ou de surhommes, mais que c’est la Sainteté de l’Unique devenue multitude fraternelle, comme pour mieux nous rejoindre chacun et tous ensemble, déborder jusqu’à nous, nous en-visager de Miséricorde, nous rendre visage d’humanité. Saints de l’ordinaire et saints patentés, canonisés, nous rappellent que nous sommes tous saints par vocation, par appel de la libéralité divine à notre liberté en naissance. En priant avec l’Eglise pour tous les fidèles défunts, ceux que nous connaissons, que nous avons aimés, ceux que nous pleurons encore, et ceux –innombrables- que nous n’avons pas connus, nous reprenons par le fil clair-obscur de l’espérance ce que nous avons fêté hier dans la pleine lumière. Et si le Feu qui incendie le Ciel a quelque peu enflammé nos cœurs, nous sommes divinement tentés d’élargir notre prière à tous nos frères et sœurs en humanité, en pensant spécialement à toutes les victimes du Covid, emportées par centaines de milliers, parfois en quelques jours.
Cet acte d’intercession de l’Eglise, revêt même singulièrement une dimension civique (un peu comme dans la 1ère lecture de 2 M12), puisqu’en ce temps de pandémie le gouvernement nous a finalement concédé ce droit et ce devoir de la piété… On sait l’importance pour chacun de la visite au cimetière, d’y fleurir la tombe de nos chers disparus, des proches, de nos parents défunts : ces rites sont au fondement de l’humain, comme le disent les anthropologues, et les mesures du premier confinement avaient bien quelque chose d’inhumain, de destructeur de l’humain. Ces gestes confessent, souvent obscurément voire à leur insu, que la mort n’est pas juste le mot de la fin prononcé sur une vie absurde, mais que n’en déplaise aux citrouilles grimaçantes et au matérialisme pratique de plus en plus prégnant, la vie ne s’arrête pas à la mort. Pour nous, ces gestes sont ceux d’une foi qui espère, une foi qui est le fruit de Pâque, la Pâque du Christ, victoire sur la mort inaugurant la Résurrection, manifestant la vie en plénitude. L’aiguillon de la mort est devenu l’indice du sens de la vie, de son poids, de sa promesse d’éternité… et si Dieu était fidèle. L’affirmation de foi est en ces temps difficiles plus que jamais nécessaire, mais elle sait se faire plus discrète que les cris de triomphe de Paul -lui affrontait des épreuves autrement grandes que les nôtres ! – ou ses « syllogismes » de tout à l’heure (1 Co 15 : « si le Christ n’est pas ressuscité… »). Il se pourrait que la foi qui espère se dise opportunément aujourd’hui dans l’impertinence d’un « si » : la foi ne s’impose pas, mais se propose en témoin, insinuerait ainsi l’hypothèse : et si Dieu était Dieu ? Et si Dieu était autre chose que ce Potentat flottant, pervers, jouant avec la souffrance de ses créatures ? Et si son Amour était vraiment signé de la Croix, et sa promesse de vie, digne de foi ?
Pour ne pas être trop long, je relève juste un trait de cet évangile si vif et allègre qu’il en est un peu inattendu pour un 2 novembre. Il y a dans le grec une insistance et une ironie pour présenter Zachée le petit. Le texte dit : « un homme, de son nom appelé Zachée, et (mais) il était collecteur d’impôt… Zakkaï est un nom hébreu qui signifie le juste ! Et ce juste-injuste désire VOIR (notre fil d’homélie hier) : « il désirait VOIR Jésus, quel il est »… Il y a une contradiction entre le nom et la chose, chez Zachée (sa conscience ne le sait que trop), mais demeure l’attirance du Voir – la curiosité de Savoir si chez Jehoshua –Dieu Sauve- l’étiquette correspond à la bouteille. Plus qu’une curiosité satisfaite, il rencontrera la Vérité : celle qui le VOIT, celle dont on fait l’expérience, la Rencontre. Attiré par son désir il a osé se laisser mouvoir, courir, grimper aux arbres et tomber de son quant-à-soi malheureux… en bienheureuse enfance. Le Salut est entré dans sa vie, a bouleversé sa maison ; l’a rendu à la joie des fils, à la communion des frères. Car le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu.
Cette foi est nôtre, et c’est elle qui nous fait intercéder pour ce qui, à vues humaines, est perdu, entravé par le péché apparemment victorieux jusque dans la mort. Nous croyons en acte d’espérance que le Fils de l’homme est descendu assez bas pour nous relever, TOUS; nous ramener vers Sa vie. Notre prière espère contre toute espérance pour tous ceux qui sont en vérité, des pécheurs pardonnés -comme nous-, des saints en devenir -comme nous-, et dont nous savons d’expérience que la résistance à la sainteté a pu être plus ou moins grande. D’ailleurs ces derniers temps nous avons appris douloureusement dans l’Eglise combien ombre et lumière mêlent inextricablement leurs abîmes dans un cœur humain. La liste est longue de ceux qui ont, ces dernières années, trahi notre foi en la sainteté, notre soif de pureté : faut-il mentionner le P. Marie-Dominique Philippe ou son frère Thomas, le P. Marcial Maciel et tant d’autres noms qui nous brûlent les lèvres). Nous sommes un peu mieux avertis sur notre besoin invétéré et pieux d’admirer, la propension à forger des stars d’une sainteté à notre convenance ou mesure, un peu gourous ou idoles pour nous soulager du fardeau de la liberté, du labeur solitaire de la conscience qui est notre travail d’homme à l’écoute de son Dieu. Même un Jean Vanier… ce « grand » qui nous avait bouleversé et tant appris, par son attention aux petits, avait sa part d’obscurité, de refus de la lumière…. ces replis que la rencontre du Saint doit aujourd’hui brûler.
Oui, seul Dieu est saint. Et ceux qui sont montés sur les autels, n’y sont pas montés en vertu d’une innocence, d’une impeccabilité : mais ils ont été des pécheurs nos frères qui se sont laissé travailler par la grâce. C’est toujours la Miséricorde qui fait les saints et nous les donne, y compris quand c’est par une grâce prévenante qu’elle agit. Marie la Toute-pure, la Toute-sainte, comme on aime la nommer en Orient, en est la parfaite icône, elle qui est sans aucune trace de péché, parce que toute entière prévenue, investie par la grâce pascale de son Fils. L’audace de la foi c’est le Fiat ; le courage des saints c’est de croire à la Miséricorde plus qu’en eux-mêmes ; le mérite, c’est la confiance transformante qu’en nous la grâce peut davantage, que ce ne sont ni par notre héroïsme, ni par nos sycomores ou échelles de sainteté, que nous sommes sauvés.
Pour le reste, nous sommes revenus des hagiographies d’un autre temps, où tout semble joué d’avance, où le héros joue dès 7 ans à dire la messe, ne connaît aucun des égoïsmes de l’enfance, rien des troubles de l’adolescence. Nous avons acquis une inconfortable lucidité sur « l’hommerie », nous savons mieux tout le poids de l’hérédité familiale, des blessures psychologiques, des négligences d’amour, dans la vie, le développement humain et spirituel d’une personne. Et du coup nous pouvons mieux nous émerveiller de l’œuvre de la grâce. Car le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. Nous comprenons combien sont poreuses les catégories -autrefois si tranchées- associées à la fête d’hier et à la célébration d’aujourd’hui, entre les saints estampillés et les pécheurs que le Feu de l’Amour unifie et purifie. Au fond, la frontière –pour nous- passe moins entre deux groupes de personnes, exclusifs, qu’au fond du cœur de chacun, là où doit se faire le partage de l’ombre et de la lumière, de la sanctification accueillie et du refus, de l’amour et de l’indifférence. Nous avons mieux conscience que la damnation d’un seul signifierait l’échec du dessein de l’Amour éternel, le Fils de l’homme est venu pour chercher et sauver ce qui était perdu. Il nous cherche, inlassablement. Il nous aime irrévocablement, quels que soient nos égarements, il nous veut éternellement siens, revêtus de sa Sainteté, tous-saints, tous exultant de sa Joie, vivant de sa Béatitude. Et si les 8 béatitudes d’hier proclamaient des catégories de saints, de sanctifiés, elles ne le faisaient pas sur un critère de mérite ou de plénitude, mais à l’aune d’une pauvreté ouverte. La grâce de Zachée c’était d’être petit. Et vous, Frères et Sœurs, connaissez-vous la vôtre ?
Un grand théologien qui a œuvré avec vigueur pour le renouveau de la théologie, François-Xavier Durrwell, parlait avec audace de la mort comme du 8e sacrement –celui par où le Miséricordieux rejoint tout homme. La mort, non pas point final, mais point d’orgue. En Christ, la mort est plénitude filiale, éternelle naissance du Fils pour la rémission des péchés du monde. N’est-ce pas le secret de la victoire de l’amour ? Celui de nous avoir rejoint au point le plus bas (Jéricho, 240 mètre sous le niveau de la mer, est la ville la plus basse du monde) : là où se dénouent tous les liens de péché et de mort, où la volonté s’ouvre au consentir et se laisse gagner à la Vie ? N’y a-t-il pas dans le cœur du plus malheureux, pervers, compromis avec le mal, une terre vierge, cette image indestructible, ce sanctuaire, par où pourra germer dans les douleurs une vie nouvelle ?
Alors osons, Frères et Sœurs, espérer et intercéder pour tous, puisque le Fils de l’homme est venu pour chercher et sauver ce qui était perdu.