Homélie de Dom Godefroy pour le 20e Dimanche du Temps Ordinaire – A – (16 août 2020) – [audio]

Une rencontre !… elle était pourtant mal partie : entre un homme juif une femme païenne… cela rend d’emblée la chose improbable. A fortiori quand il s’agit d’une Cananéenne, une païenne au carré, si l’on peut dire, qu’un bon juif observant, regardait avec à peu près autant d’estime que Benjamin Netanyaou les millions de Palestiniens de Cisjordanie ou de Gaza aujourd’hui. Et puis Jésus est venu se retirer dans la solitude, faire retraite 

Hier déjà l’Evangile nous a fait méditer une rencontre, Marie et Élisabeth : une rencontre où la danse des tout-petits dans le sein entraînait la joie les deux mères, pour s’épanouir dans l’exultation, le chant, le Magnificat. Toute rencontre est une promesse. Et la Visitation entendue hier s’inscrit comme l’annonce de ce qui sera tout l’Evangile et la vie de Jésus ; de ce tissu de rencontres qu’est l’Evangile, où Dieu se révèle. La Bonne Nouvelle se dit aux pèlerins en désir d’une auberge et d’une table, d’un pain scellant en communion la parole partagée. La rencontre, certes, n’est pas gagnée d’avance. Elle est exigeante, difficile, et bien des fois refusée, surtout en ces temps de crise, multiforme, mais qui toujours dit crise d’identité, où chacun se replie sur ses frontières, ses défenses : sans le tremplin de la confiance, la rencontre ne sait plus que juxtaposer des discours clos, immunisés l’un contre l’autre -surtout s’ils sont religieux-, et dégénère vite en hostilité, en conflit. Pour qu’elle s’ouvre, tienne sa promesse, devienne évènement, avènement du Royaume, il nous faut parier sur ce qui nous lie, toujours plus grand que ce qui nous divise ; parier sur la bienveillance contagieuse ; il nous faut dans la foi garder au cœur l’horizon de l’espérance, cette unité de la famille humaine vers laquelle nous cheminons, mais qui en vérité, nous précède. Parce que déjà dans le Christ Jésus, tous les murs sont tombés, l’unité est accomplie, l’humanité est UNE. Une phrase du P. Christian de Chergé, le prieur de Tibhirine, avec ses frères martyr de l’espérance, de l’amitié, de la paix, ne cesse de me porter dans la rencontre : « On finit toujours -disait-il- par rencontrer l’autre au niveau où on le cherche vraiment ». Cela vaut sans doute de la rencontre œcuménique ou interreligieuse, mais cela vaut surtout devant ce frère, cette sœur, ce mari, à la fois trop proche et méconnu, que j’ai enfermé dans une cage avec nom d’oiseau qui finit par s’avérer ma propre prison ; cette rencontre si souvent différée par l’alibi de nos quotidiens surbookés, au point que les Equipes Notre-Dame ont dû inventer pour les couples le « devoir de s’asseoir ».  Si notre vie est un pèlerinage, vers nous et vers Dieu, ou vers nous en Dieu, cela se passe concrètement par la rencontre des autres, l’autre qui m’interroge, me bouscule, peut-être me fait peur…

« On finit toujours par rencontrer l’autre au niveau où on le cherche vraiment »… Mais il y faut une solide persévérance pourrait nous dire la Cananéenne. On s’étonne de voir Jésus jouer les mauvais rôle – l’esprit de clan, la fierté religieuse érigée en frontière… il faudra y revenir. Mais est-ce à nous d’excuser, de gommer cette rudesse ? ou bien nous appelle-t-elle à bouger comme Jésus a bougé, à l’écoute de la foi, de la liberté, de l’humble persévérance de cette femme ?

Peut-être une vertu de cette page sera-t-elle de nous déplacer dans notre idée d’un Jésus omniscient et omnipotent, totalement maître de la rencontre, comme un maître d’échec qui lirait à l’avance le jeu et le cœur de son partenaire. L’idée ne fait pas droit au réalisme de l’Incarnation. Jésus n’est pas un petit Dieu, déguisé en homme. Il est homme pleinement et pleinement Dieu. Jésus a appris, comme un petit d’homme, de Marie et Joseph, au cours d’une vie, dans une histoire, les limites d’une culture, d’une religion. Il a reçu… et c’est bien là sa manière d’être Dieu, le Fils, qui tout entier se reçoit du Père. Il a vécu sa mission dans l’obéissance, en recevant pas à pas son dévoilement. Bien sûr son intimité avec son Père dans la prière en a été la grande école (son cœur d’enfant s’est sans doute très tôt éveillé à celui qu’il appellera toujours Abba), ; des épisodes de sa vie sont éclairés de signes clairs, au baptême, en particulier, ou au Tabor. Mais c’est plus particulièrement au cours de ses rencontres qu’il a appris, à travers lesquelles le Père l’a guidé. Et Il y a peu à peu reconnu dans les petits, les pauvres, les humbles, ceux qui vibrent à l’unisson du dessein du Père. Jésus qui aujourd’hui s’émerveille de la foi de cette femme « Femme grande est ta foi », ne campe pas sur une vérité immuable, en position de surplomb, mais vit en pleine pâte humaine, le risque de la rencontre, l’ouverture du dialogue… même si il y semblait d’emblée peu disposé. D’ailleurs, à bien regarder ce miroir, je dois confesser qu’il m’arrive d’être indisponible à la rencontre, indisposé par une demande, une détresse même. Et le geste arraché de générosité, est quelquefois une manière de se débarrasser d’un importun : « Renvoie-là » disent éloquemment les disciples, mes frères d’hospitalité.

De cette femme, nous avons, nous aussi, bien des choses à apprendre. La Cananéenne nous est un modèle de persévérance dans la prière. Elle doit être la sœur ou la cousine de la veuve casse-pieds de la parabole, qui emporte justice, à l’usure !, devant son juge inique.  Elle peut nous apprendre à supporter l’éternel ¼ d’heure de retard du Seigneur ; consentir à sa pédagogie, sa patience qui semble refuser un exaucement pour mieux dilater nos cœurs jusqu’à la démesure du Don : « ce que l’œil n’a pas vu, ni l’oreille entendu ». Le Don de Dieu « qui surpasse tout ce que nous pourrions demander ou imaginer ». Apprendre aussi de son humble audace, de sa liberté filiale -quand bien même elle est impure aux yeux de la Loi – ; recevoir d’elle une invitation à cette parrhésia qui doit devenir nôtre dans la prière, dans nos entretiens avec le Père de Jésus, notre Père.

Cette mère, libre d’elle-même dans son amour blessé, ne se laisse troubler par aucun sentiment de dignité froissée. Sa liberté est telle qu’elle se glisse avec l’humour de l’humilité dans les mots du mépris… « Oui, nous sommes à tes yeux de juif des petits chiens, mais eux aussi ont des droits. Ne sais-tu pas, toi, le Fils de David, à quel point le festin messianique est surabondant… et vois comme les enfants autour de la table manquent visiblement d’appétit ». D’instinct, elle a compris qu’il faut être petit pour se glisser dans la salle du festin des noces. Elle illustre à merveille le principe espérance de Christian de Chergé dans la rencontre : la femme parle avec son cœur, ses entrailles de mère, et espère que Jésus se laissera toucher. Car étonnamment –Lui qui si souvent parle et s’adresse au niveau du cœur-, parle ici avec la tête : Il répond « théologie » -celle de l’élection et de la sociologie messianique : « les Juifs d’abord, eux qui sont héritiers de l’Alliance et des promesses ». Mais la liberté extraordinaire de la femme libère en quelque sorte Jésus de cet accès de fièvre dogmatique (elle me semble faire écho à l’épisode précédent qu’il est venu méditer, digérer, dans la solitude : Jésus venait de se heurter aux pharisiens de la stricte observance, épris de pureté rituelle, attentifs à se laver 15 fois les mains –alors que l’on n’avait pas encore inventé le Covid !-,  incapables de reconnaître la miséricorde au cœur de l’Alliance et dans son accomplissement messianique). Toujours est-il que l’extraordinaire liberté de la femme lui re-donne accès à la source intérieure : il se laisse enseigner, et laisse les entrailles de la femme réveiller les siennes. Elle l’a finalement trouvé, rencontré, à ce niveau, radical, matriciel (dirait Chouraqui), de la vie et du salut, où elle le cherchait.

Et si les païens frappent ainsi à la porte, font violence au Royaume et y pénètrent, c’est que le salut des nations est proche, et proche leur accueil dans la Maison du Père. Pourtant, l’Heure de la grande ouverture n’est pas encore venue : il faudra que Jésus aille jusqu’au bout de l’offre de Salut à ses frères, qu’il boive jusqu’à la lie la coupe de la Passion, du refus, de l’exclusion, pour réintégrer dans la Maison du Père tous les exclus de la terre, tous ses enfants dispersés.

La communauté des disciples à Jérusalem, aurait pu rester autour de Jacques et Pierre, un petit cercle de juifs messianiques, une secte comme il y en existait tant, sans la grande secousse de Pentecôte, la poussée de l’Esprit Saint, conjuguée aux coups de boutoirs de la persécution –et Paul jouera le rôle majeur que l’on sait comme « Apôtre des nations » dans cette grande ouverture, dont le principe est posé au concile de Jérusalem et se soldera douloureusement, à la fin du 1er siècle, par la séparation d’avec la synagogue. Ne tenons pas pour acquis à peu de frais l’universalisme du salut, ni pour trop « évident » tout ce qu’exige de temps, de patience et d’histoire, l’économie de la Rédemption, le lent éveil de notre liberté au soleil de la grâce.  Ce n’est que fort récemment, dans la mouvance de Vatican II, que l’Eglise a su prendre la mesure des fortes paroles de Paul : « les dons gratuits de Dieu et son appel sont sans repentance ». Aujourd’hui encore, nous sommes témoins du Ressuscité envoyés dans son Souffle à la rencontre des hommes de toutes cultures et religions ou « ir-religions ». Le dialogue, la rencontre, du plus proche comme du plus lointain, sont toujours à remettre sur l’ouvrage. Ce qui est sûr, c’est qu’exclure de la table du pain partagé -par indifférence, égoïsme, ou préjugés, quitte à les habiller « pieusement » de théologie- un seul de ces petits, un seul de nos frères, c’est  avoir mis le Christ à la porte.

… car « Ma Maison sera appelée Maison de prière pour tous les peuples » dit le Seigneur.

Amen, Fiat, Magnificat !


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