* Actes 6, 1-7 ________ * 1 Pierre 2, 4-9 * Jean 14, 1-12 __________
De temps à autre, il arrive que la confrontation de la Parole de Dieu avec l’actualité fasse surgir une réflexion qui donne à entendre l’évangile avec une oreille de printemps, ouverte comme un papillon sur une fleur. L’évangile de ce jour m’en donne une occasion. Demain, pour la plupart des français, le jour du déconfinement sonnera la fin de sept longues semaines de claustration pour cause de pandémie. Aux français trop pressés de se jeter à corps perdus dans le monde d’hier, le chef du gouvernement met en garde : « un peu trop d’insouciance, de relâchement, et une deuxième vague de pandémie déferlerait. Un peu trop d’immobilisme, d’angoisse et alors l’asphyxie économique serait inévitable : nous sommes sur un chemin de crête, chemin d’autant plus délicat à aborder que les deux versants qu’il sépare sont des à pics vertigineux ».
Face aux paroles de l’homme d’Etat, celles de Jésus prennent de la hauteur : « Moi, je suis le Chemin, la Vérité et la Vie ». Ce chemin de crête est, sur la carte du Royaume, « Le » GR, le seul balisé Grande Randonnée, le seul itinéraire à suivre, coûte que coûte, chacun selon son rythme, en reprenant son souffle, en marquant si besoin quelque arrêt, en s’égarant aussi parfois quand les intempéries de la vie ont effacé l’une ou l’autre signalisation sur une borne ou un tronc d’arbre. Le chemin monte, le dénivelé est sévère, mais si on gravit le versant ardue en gardant les yeux levés vers le sommet, bientôt, on ne verra plus que le ciel.
Maintenant regardons le chemin de crête dans la réalité déconfinée qui nous attend. L’image de ce chemin, pour le premier ministre, est une voie malaisée, à l’équilibre instable, qui sert de faire valoir aux deux ravins qui nous menacent. Mais à bien y regarder, que voyons nous au fond de chacun de ces ravins ?
D’un côté, le risque de la contamination d’un virus des plus virulents, certes, mais pas seulement : alors que chacun est tenu de rester chez soi, que nous ne faisons plus communauté avec nos proches, avec nos amis, avec les chrétiens fidèles à notre abbatiale, nous avons le sentiment, paradoxal, d’une immense communauté qui nous submerge, la communauté humaine. A l’échelle du monde, tous, nous sommes confinés, et pourtant, nous n’avons jamais été autant reliés les uns aux autres, nous n’avons jamais autant communié les uns avec les autres. A croire que chaque foyer, à l’image de nos monastères, par la pensée pour les uns, par la prière pour nous croyants, nous vivons tous tendus vers le même but : protéger les plus vulnérables. Serions-nous en train de changer de monde? Aurions-nous vécu, sans trop nous en rendre compte, un avant goût du Royaume ? Que celui qui a des oreilles, entende.
Au fond de l’autre ravin, que voyons-nous? Une autre menace, économique celle-là : le marché mondial, ultra libéral, basé sur une productivité à outrance pour des profits toujours surenchéris, est à l’arrêt, certes, mais pas seulement : alors que le confinement à plonger dans la précarité ceux qui avaient déjà si peu pour boucler le mois, que les personnes âgés dans les EHPAD ont été confinés, seuls dans les quelques mètres carré de leur chambre, que les invisibles du système économique, les aides soignantes, les caissières, les éboueurs, les livreurs, les routiers, les manutentionnaires… ont été applaudis, respectés, reconnus comme des employés de première nécessité, nous avons connus, sept semaines durant, des élans de solidarité et d’inventivité sans pareil : un patron de location de grues a offert de monter à hauteur de fenêtre une fille, un fils, pour un instant de partage avec un parent isolé dans une chambre d’EHPAD, un chef étoilé a offert chaque jour des repas au personnel soignant d’un hôpital, les parisiens partis se confiner au vert ont prêté leur appartement à des infirmières venues de province en renfort dans des hôpitaux parisiens, les plates formes d’entre-aides téléphoniques ont répondu aux détresses profondes… les exemples n’en finissent pas. L’arrêt du système économique a laissé place, un temps, à un système de don dans un élan de générosité ou chacun a cherché, chacun a trouvé, à sa mesure, une mission utile, fut-elle infime, pour se mettre au service de la Cause : venir en aide aux premières lignes, aux deuxièmes lignes de cette guerre contre l’ennemi juré numéro 1. L’espace de quelques semaines, on n’a plus pensé en termes de profit, de service intéressé, de temps monnayé, de surenchère, mais en termes de don, d’écoute, d’entraide, de vigilance, de main tendue. Nos dirigeants ont sacrifié l’économie pour sauver immédiatement le plus possibles de vies humaine : serions nous en train de changer de monde? Les derniers sont devenus les premiers, nous en avons tous été témoins : « Amen, amen, je vous le dis : celui qui croit en moi fera les oeuvres que je fais. Il en fera même de plus grandes ».
Pour finir, je voudrais, à mon tour, m’approprier l’image du chemin de crête flanqué de ses à pics, et vous la présenter à l’envers. Pourquoi à l’envers ? Et pourquoi pas ? Ne voit-on pas mieux parfois quand on déplace l’angle de vue? Que voyons-nous sur cette image renversée?
La crête se fait vallée, le chemin traverse la vallée du Cédron, s’enfonce vers Gethsémani. La question de Thomas n’est peut-être pas, comme nous le croyions d’abord, celle du disciple incrédule qui ne veut rien entendre. Peut-être, au contraire, entend-il mieux que les autres, parce que comme tous ceux qui aiment vraiment, il devine celui qu’il aime. Il sait le chemin que Jésus va devoir emprunter, mais il dissimule son appréhension sous une question qui porte en elle son propre démenti : « Seigneur, nous ne savons pas où tu vas. Comment pourrions nous savoir le chemin? ». Car Thomas a peut-être deviné juste : le chemin que Jésus va d’abord emprunter, c’est son chemin de croix, un chemin qui traverse la mort. « Personne ne va vers le Père sans passer par moi » nous dit Jésus. Les trois cent mille morts du Covid 19 dénombrés aujourd’hui, à la veille du déconfinement, sont passés eux aussi par ce chemin, ils sont passés par Jésus pour mourir avec Lui. Ils sont maintenant dans le prolongement du chemin, celui qui mène au Père. Il nous suffit pour y croire de retourner l’image, de voir disparaître la vallée et renaître le Sommet, et de là-haut, dans un jour nouveau qui se lève, deviner le Royaume.