Jn 20, 1-9
Christ est ressuscité, chers Frères ! En vérité, il est ressuscité !
Faut-il être de nuit pour voir clair ? Je suis venu pour un discernement, une mise en crise disait Jésus, le dimanche de l’Aveugle-né : pour que ceux qui voient (croient voir) deviennent aveugles, et que ceux qui sont aveugles voient. Dans la nuit, la colonne de cire du cierge pascal dissipait l’obscurité, et voici que dans le plein jour de la nef baignée de lumière, la flamme se distingue à peine. Faudrait-il être en temps de pandémie pour regarder la vie et la mort en face ? pour s’arrêter, faire le point, retrouver les chemins qui conduisent au bonheur dépouillé de ses contrefaçons mortifères, à une humanité plus humaine, attentive aux plus fragiles, au cri des pauvres, au cri de la terre spoliée ? L’Evangile, chez Matthieu cette nuit, nous éveillait à l’inouï avec les images saisissantes des apocalypses : tremblement de terre, éclair, vêtements éclatants. Et voici qu’en ce grand Jour l’Evangile de Jean nous ramène au clair-obscur, à cette hésitation du petit matin, où les ombres se jouent encore de nos sens… Le verbe même ressusciter, n’apparaît qu’à la toute fin, ponctué de l’aveu que les disciples -et nous avec eux ?- ne savaient pas encore. Pourtant, ici et là, c’est le même mystère qui se cherche un langage en déchirant nos mots et nos esprits encore collés au monde ancien : oui, la Résurrection a une portée cosmique, puisqu’en elle la création touche à son telos, sa fin et son but. En tous cas elle n’est pas un évènement de ce monde, dont l’apparition serait soumis à ses lois : elle en est au contraire la transgression, la déchirure et le dévoilement. A nos yeux nocturnes, son épiphanie est d’une absolue discrétion : souffle de fin silence d’un linceul qui s’affaisse, soudain privé de sa proie… et l’étonnant ballet qui s’anime tout autour, que bientôt on appellera Eglise. C’est à hauteur de témoins que l’inouï se cherche un langage. Plus encore il se dit dans les témoins qui en vivent.
Nos témoins premiers ne manquent pas de souffle en ce petit matin. Cette page d’Evangile est toute haletante de leurs courses autour du tombeau cité 7 fois. Marie Madeleine s’y est rendue la première pleurer le supplicié, celui que son cœur aime, inguérissable ; à travers les larmes elle voit la pierre enlevée, et Apôtre des apôtres la voici hors d’haleine, courant annoncer le Seigneur enlevé. Et voici en relai, en duo, la course de Pierre et de l’autre Disciple. Est-ce la jeunesse qui devance l’aîné, où l’Amour plus délié du Disciple bien aimé ? n’a-t-il pas appris déjà de Marie, de son amour de mère et disciple, à devancer l’heure, à laisser l’Amour guider le regard et la foi ? En tous cas, premier arrivé, il s’incline, et devant le mystère (il n’entre pas) et devant son aîné, Pierre que le Maître a établi pour rassembler après Lui. Cette course de relai, de la femme et de l’homme, cette prévenance du jeune et de l’ancien, ne sont-ils pas déjà la signature d’une présence ? Ou faudrait-il se fier aux indices matériels ? au regard de Pierre qui entre dans le tombeau, avec les yeux de l’officier de police dressant procès-verbal : les linges, le suaire, tout est là, en ordre, à sa place ; mais du mort, pas de trace. Ce premier trio de témoins ne sait d’ailleurs très bien, ni ce qu’ils disent, ni ce qu’ils font : ils sont saisis. Et cela signe déjà le kaïros, l’évènement qui se révèle dans son annonce, et ne laisse indemne aucun de ses témoins.
Le tombeau vide a joué un grand rôle dans la première annonce de la foi, mais il n’a jamais été une preuve. Pas plus que le si impressionnant Suaire de Turin n’a jamais contraint à croire aucun de ses scientifiques scrutateurs, malgré tant d’inexpliqué. La foi demeure un don, une confiance consentie. Bien sûr, des vraisemblances peuvent guider un moment la foi tâtonnante vers son saut : Quel voleur de cadavre aurait eu main assez patiente pour séparer ce que la sueur et le sang avaient scellé : le corps couvert de plaies et le tissu funéraire ? Une main assez habile pour re-disposer ces mêmes linges dans leur position d’origine ? Mais au fond que dit le tombeau, sinon une « Absence réelle », inexpliquée et signée de paix : le bouleversant est cet ordre même qui désigne l’absence du mort. N’est-ce pas là que l’on peut entendre le frémissement inouï de la vie en ses commencements ? N’est-ce pas au tombeau de nos espérances trop humaines que peut, que doit naître la foi ? Jean est entré moins au tombeau où règne la mort, inexorable maîtresse en confinement, que dans le lieu ouvert de la foi. Il entre et monte soudain en son cœur les paroles du Maître demeurées incomprises et enfouies : il faut que le Fils de l’homme soit livré, qu’Il meure, et le 3e jour qu’Il ressuscite… tant de paroles de l’Ecriture encore inouïes : tu ne peux laisser ton ami voir la corruption, tu m’apprends le chemin de la vie. Mais les disciples –et nous avec eux ?- ne savaient pas encore…
Nous cherchons instinctivement une « preuve » pour apaiser nos cœurs inquiets, mais il faut séjourner et revenir souvent au lieu de l’épreuve de la foi, au lieu de la liberté. Nous cherchons d’instinct de « notre côté », celui de la gloire mondaine, mais s’il en est une, c’est dans le Crucifié qu’elle se donne de manière ajustée à nos yeux infirmes : Dieu a une seule Parole, Il nous l’a donnée, dite toute entière en son Fils. Il nous a aimés, alors que nous étions encore ses ennemis, dit Paul. Alors que nous l’avons bafoué, torturé, mis en croix, inlassablement, Il AIMAIT. Le « miracle », si l’on tient à ce mot, ce n’est pas la résurrection, mais que le Fils UN avec le Père, la Source de Vie, qui lui donne d’avoir la Vie en Lui, c’est que le Prince de la Vie soit mort. Le tombeau vide explicite que Jésus est mort d’amour. Lui qui était sans compromis avec le mal, sur qui Satan ne pouvait revendiquer aucune part, s’est totalement compromis dans le choix de se lier à nous. Rejeté des hommes comme Saint de Dieu, rejeté par Dieu comme identifié au péché, Il s’est offert à se déchirement jusqu’à mourir de notre mort. Et dans la brèche ouverte s’est engouffré l’Amour infini. Le corps, vidé d’avoir jusqu’à l’extrême aimé, n’était plus que Soif, Attente du Souffle, Amen au Don. Sur les humbles espèces de la chair suppliciée, le Père a prononcé à nouveau, en son éternelle nouveauté, son unique Verbe Amour. Et par la kénose du Fils, c’est au cœur du monde, en son plus bas, aux entrailles de la terre et jusqu’en ses enfermements infernaux, qu’Il l’a prononcée : « Tu es mon Fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré ». Le Christ, l’Oint, est devenu ce qu’il est de toute éternité, l’Onction, l’oleo effusum, le parfum répandu dans toute la maisonnée, toute la création. Ce corps d’argile animé d’un souffle fragile est devenu l’Esprit vivifiant, insufflateur de Vie.
La grande preuve dont nous rêvons est absurde car elle violerait notre liberté, seule capable d’aimer en retour. Qui voudrait acheter l’Amour ne recevrait que mépris… Dieu se propose en ami, mendie, se fait hôte. Paul nous disait à l’instant que notre vie est maintenant cachée en Dieu, et la formule s’inverse : Dieu est là, enfoui, en nous, désireux de se dire. La « preuve » aujourd’hui c’est nous, ce sont tous ses disciples-missionnaires. Voilà le langage nouveau, le témoignage que l’Esprit rend dans le monde au Ressuscité. Nous le reconnaissons à l’oeuvre dans les personnes gravement affligées du Coronavirus, les invalides livrés au soin d’autrui, les opprimés, les plus vulnérables, abusés. Nous commençons à le découvrir à l’œuvre dans l’héroïsme ordinaire de tant d’hommes et femmes de ce temps de confinement. Nous le découvrons à l’œuvre dans cette fidélité qui nous tient plus profond que nous-mêmes dans nos nuits de doute, dans nos lassitudes devant notre amour à éclipses, nos impatiences d’en être encore là… Ne rêvons plus de preuves ni de gloire, acceptons l’épreuve de L’accueillir au cœur de nos vies, au creux de nos pauvretés, au ténébreux de nos tombeaux. En vérité, Il est ressuscité !