Lectures : Exode 12, 1-8.11-14 ; 1 Corinthiens 11, 23-26 ; Evangile selon saint Jean 13, 1-15
Voici l’Heure attendue, désirée de la Pâque ; l’Heure pour Jésus de passer de ce monde au Père et d’entraîner avec lui l’homme embourbé, prisonnier de la nuit de la solitude et de la haine, là où l’homme est un loup pour l’homme, là où la peau du fils de l’homme se vend pour 30 dollars, où un ventre se loue pour 300 roupies, là où le frère rebaptisé ennemi, nazi, tutsi ou yézidi, est bétail de boucherie.
Cette Heure nous expose à la lumière, nous rend mémoire d’Amour, quand nous sommes incapables de nous reconnaître fils/filles divinement aimés. Nous avons entendu dimanche dernier à l’orée de la lecture de la Passion ce désir de l’Heure dans la bouche de Jésus : j’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir : Et bien l’Heure est venu pour lui de signer le don, pour nous le consigner -en testament. Il ira jusqu’au bout du libre abaissement et anticipe ce soir ce que sa mort demain accomplira au Golgotha ; la Passion active du désir assume ainsi par avance le pâtir de la Passion où pour nous Il est perdu et avec nous sauvé. Déjà dans la Cène, le pardon, surcroît du Don/ de l’Amour, assume et confond son refus… Et au troisième jour, sur la rive nouvelle du matin de Pâque, ne demeurera que le DON en gratuité, la victoire du Crucifié. En célébrer la mémoire nous rend contemporains de l’Heure et réveille le “pour nous” de la Source qui jaillit en vie éternelle.
Nous entrons dans cette Heure par la petite voie de l’obéissance, l’écoute gestuée, comme l’ont fait de génération en génération, nos pères dans la foi -et Jésus lui-même- depuis la grande nuit du premier exode où ils sont nés à la liberté, peuple d’une alliance déjà initiative souveraine de l’Amour. Nous aussi nous faisons ce soir comme Il nous a dit de faire, ce « faire » du service mutuel, du tablier, et ce « faire » liturgique sur le pain et la coupe, décliné dans les verbes bien connus : il prit… en rendant grâce il bénit… il rompit et donna. C’est ici, dans ce faire et cette obéissance, que s’enracine et s’édifie l’Eglise qui célèbre selon les paroles et les gestes vénérables transmis depuis s. Paul, premier témoin scripturaire du repas pascal devenu Eucharistie, festin des noces de l’Agneau. Ce don fait à l’Eglise la voue au Don, à servir l’Alliance de Dieu et du monde.
A vrai dire la Pâque qui arrachait les Hébreux à l’esclavage était encore promesse, figure en attente d’accomplissement : l’an prochain à Jérusalem sont les mots qui, aujourd’hui encore, ponctuent le Séder, la célébration annuelle de la Pâque juive. Et ce qui était encore inaccompli dans cet Exode premier, l’inouï du Verbe, se dit cette nuit, ou plutôt en ces 3 jours de la Nouvelle Pâque. Dieu a une seule parole et il nous l’a donnée sans retour. Le Verbe/la Parole dit jusqu’au bout la chair envisagée de Dieu, et désormais c’est elle, la chair, qui parle. Dès son chapitre 2, l’Evangile de Jean nous présentait le Temple nouveau, celui du Corps. J’aime relire les évènements de la passion comme l’effacement du “voir” pour que s’éveille en nous la Présence. Ils le reconnurent à la fraction du pain… mais il disparut à leurs yeux. Le don de Dieu n’enferme pas dans la fascination du voir –c’est là séduction de l’idole et son pouvoir. Chaque Eucharistie renouvelle la merveille d’Emmaüs et nous embrase du Feu qui brûle sans consumer le Pain, et embrasait le cœur des 2 disciples. Quand nous mangeons ce Pain, ce Feu de l’Amour-DOn, nos esprits s’éclairent et discernent la présence neuve du Ressuscité en ce monde. Ne savez vous pas que votre corps est le temple de l’Esprit Saint ? demande Paul aux Corinthiens.
Pour nous aussi le mémorial est adossé à l’horizon d’une promesse, une attente, il est mémoire d’un a-venir : ce qui est pleinement accompli ne paraît pas encore clairement ; ce qui est accompli dans le Christ –Tête doit s’accomplir en son Corps qu’il nous faut savoir discerner. Dans la brèche ouverte par la “fraction du pain”, la klasis tou artou (premier nom de l’Eucharistie de l’Eglise), c’est toute la multitude qui doit prendre place, la foule bigarrée de toutes langues, races, cultures, espérée à la table paternelle : car eux aussi, tous, sont heureux, d’être invités comme nous le proclamons avant la communion. Ainsi donc, chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne. En rompant le pain, Nous annonçons et attendons la venue glorieuse du Crucifié Ressuscité et ainsi la Pâque de toute la création dans le Royaume, le passage dans la maison du Père de toute l’humanité : communion des saints où Dieu dira son mystère dans la mosaïque de nos différences. Le Pain rompu convoque et assume dans la lumière inouïe du DON toutes les tragédies de notre histoire blessée, mutilée, émiettée, dont les éclats se prolongent aujourd’hui en Ukraine, pour ainsi dire devant nos yeux, et en tant d’autres lieux. Nous savons hélas aussi trop bien combien nos célébration du sacrement de l’Unité scellent nos divisions. L’Unité, fruit de Pâques, voit son advenue retardée par nos fautes. Mais il faut que nos divisions ecclésiales aient au moins pour nous cette vertu de nous empêcher de nous replier dans un entre-soi satisfait, une tablée des purs à l’auberge des élus. Indigents et désunis, nous apprenons dans cette souffrance à espérer pour tous, avec la certitude que nous sommes devancés par une foule de larrons, prostituées et autres pécheurs publics : le Maître nous l’a dit, et il paiera jusqu’au bout le prix de cette prophétie. C’est parole d’Evangile toujours à réentendre, à l’heure de nos mémoires pascales.
Il y a 40 jour, le Mercredi des Cendres, nous avons inauguré pour nos célébrations la nouvelle traduction du missel et, il faut bien le reconnaître, nos langues trébuchent encore. Nous pouvons/ devons travailler à mieux dire, avec le respect que requièrent ce Don, mais devons surtout nous sentir invités à écouter à frais nouveau ; Ecouter le Pain rompu où le Fils nous fait participants de son Je SUIS. Nous n’aurons jamais fini de sonder l’inouï, la folie, la richesse du sacrement. Devant lui nous balbutions, comme des tout-petits, les tout-petits que nous sommes en vérité devant l’immensité du Mystère et la divine simplicité du Don. Dieu à nos pieds, c’est le renversement de toutes nos attentes et nos échelles de valeurs, de société, de sainteté. L’humilité émerveillée est ici le seuil de l’adoration véritable. Oui, comme Pierre nous sommes stupéfaits, confondus dans nos fausses humilités, nos revendications des meilleures places, nos prétentions de mériter, récusant la folle gratuité du Don qui nous atteint par nos plus poussiéreuses extrémités. Quand réaliserons-nous enfin que c’est Dieu qui a parcouru tout le chemin ? Le Maître de la Vie se penche dans l’humble posture de l’esclave, pour prendre soin de mes pieds ! pour laver, délier, oindre et relier de miséricorde les nouveaux messagers de la grâce… Plus tard tu comprendras nous dit Jésus. Nous le pressentons bien : nous ne serons jamais quitte de cet Amour et toujours entraînés plus loin à cette école.
Ce soir le Fils de Dieu devenu fils de l’Homme à genoux devant chacun de nous, rend grâce à son Père, fait eucharistie pour la multitude retrouvée de ses frères/soeurs, pour le don, le cadeau que nous sommes pour lui : sa présence en ce monde. Et c’est bien en tenue de service qu’il nous accueillera au seuil de l’éternité. Pour croire à l’incroyable, avoir part avec lui, et pour que le monde croie, il nous enjoint de faire comme lui fait : nous mettre à genoux devant l’autre, délier ses chaînes, panser ses plaies, honorer en lui le frère. Le corps brisé désire rassembler dans l’unité tous ces corps meurtris, ses membres en vérité. Il est là dans le pauvre, le malade, le prisonnier, en tout être en souffrance, broyé par l’injustice.
Car bien sûr, l’obéissance ne s’épuise pas dans le rite : il y faut aussi le tablier et l’Amour qui se fait proche. Si Dieu nous a tant aimés, nous dit le Pain de Vie, nous devons nous aussi donner notre vie pour nos frères (1Jn 3,16). Le culte est toujours menacé d’autocélébration (Benoît XVI), de déconversion (Sesbouë) par réduction au sacré qui marchande avec le Divin pour conjurer son effroi et capter sa puissance. L’eucharistie est don du Saint, elle est le sacrifice pur et saint qui rend présent l’Unique Sacrifice ayant mis fin à toutes les marchandages sacrificiels, à ces boucheries des cultes païens mais aussi du culte du Temple, dans l’immense abaissement où Dieu révèle sa sainteté. Branchés sur la Source par Celui qui se vide de lui-même, nous sommes entraînés dans le culte véritable la logike latreia (Ro 12,1), d’une vie eucharistique, rompue pour nos frères. Donner sa vie cela peut-être aussi simple que de mettre un tablier… disait Christian de Chergé.
Ce soir, après cette « Première Messe », nous sommes invités à accompagner Jésus au Mont des oliviers, au pressoir de l’agonie. « Priez, pour ne pas entrer en tentation » nous enjoint le Prêtre fait victime, l’Agneau livré pour nos péchés.